L’architecte Dubois n’est pas à son agence, Ethel Hazel la psychanalyste n’est pas à son cabinet. Dr. Nut semble usé, vieilli, fatigué mais il est libre enfin. Mort ou vif ?
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« Tous les changements, même les plus souhaités, ont leur mélancolie, car ce que nous quittons, c’est une partie de nous-mêmes ; il faut mourir à une vie pour entrer dans une autre ». Anatole France
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Dr. Nut se réveille. Il se sent ankylosé et il a un peu froid. À sa grande surprise, il est dans sa voiture, devant chez lui, à La Courneuve. Au moment même, trois kakous multicolores de la cité, le voyant revenir à lui, tapent sur son capot en passant : « Alors papy, on s’endort ? C’est pas une bonne idée par ici, demande au père de Michael Jordan », dit l’un d’eux avant qu’ils ne s’éloignent en rigolant. « Un rêve, un putain de rêve », se dit l’inspecteur en s’ébrouant, en rigolant à haute voix. « Un putain de rêve, ben ça alors ».
Il se secoue et se frotte les yeux puis, repensant à la phrase d’Ethel à propos du papillon qui rêve qu’il est un homme, il se sent soudain bien las et s’apprête donc à rentrer chez lui quand quelque chose l’arrête. Tout semble normal dans la voiture, les vieux papiers des sandwiches, les gobelets en polystyrène, Le Parisien sur le siège passager. Il trouve ses clefs dans la poche gauche de son pantalon, celles de l’appartement, celles de la voiture, celles du cabanon qu’il possède à Villeneuve-la-Garenne. « Les masques », s’écrit-il, s’apercevant que les trois gamins qui l’ont croisé portaient des masques. Et les livres, il se souvient parfaitement de tous ces livres qu’il a lus !!! Son regard revient alors vers le journal posé à côté de lui. La Une indique : Tous d’accord pour repousser le Black Friday. Black Friday ? Il regarde la date. Le 20 novembre ! LE 20 NOVEMBRE !!! Il n’a donc pas rêvé, et cela fait donc près de quatre mois qu’il est enfermé. Comment est-il sorti ?
Il voit de la voiture les volets ouverts de son appartement et comprend confusément qu’il le retrouvera inchangé puisque personne d’autre que lui n’y vit. Il comprend surtout que, s’il veut en avoir le cœur net c’est une question de temps. Il fouille dans ses poches. Dans la poche droite de sa veste – il s’aperçoit qu’il porte les vêtements qu’il portait lors de sa disparition – il trouve une carte de crédit. Chicago Discover Bank. Au nom de Thomas Meunier. Chicago ??? Thomas Meunier ??? Au dos de la carte, un numéro sur un post-it : 2020. Il ne trouve rien d’autre, ni portefeuille, ni téléphone, ni son arme de service !
L’après-midi est déjà bien avancée et il se sent soudain habité par un sentiment d’urgence. « Je réfléchirai à tout ça plus tard », pense-t-il. La voiture démarre et c’est un soulagement. Il part sur des chapeaux de roues, doublant bientôt les trois gamins de tout à l’heure : « Alors Papy, t’es réveillé ? », crient-ils derrière lui. « Papy ? ». Il se regarde dans le rétroviseur et se découvre d’une pâleur extrême, amaigri, les cheveux presque tous gris désormais. « Putain … ». Il accélère. En quelques minutes, il est coincé dans les embouteillages pour traverser l’A86. Il s’étonne de voir la plupart des gens avec un masque.
Dans sa voiture personnelle, pas de gyrophare, mais il trouve un brassard dans sa boîte à gants. Ouvrant sa fenêtre et agitant le brassard, il klaxonne et se faufile brutalement, provoquant la colère des autres automobilistes.
Il allume la radio et ne comprends rien aux infos : manifestations de journalistes réprimées durement, tabassage d’un gamin de 16 ans en pleine rue, tabassage en règle d’un producteur de musique noir, grave crise de commandement et dérives hiérarchiques dans la police, … « Putain, l’architecte disait vrai ? C’est l’État de siège ici ? », se dit-il, plus perturbé que jamais. Sinon que ce sont toujours les mêmes embouteillages et la même galère pour traverser Aubervilliers. Il enrage, la main enfoncée sur le klaxon, indifférent aux cris des automobilistes. L’image d’Ethel lui vient à l’esprit. Tout ce que lui a raconté l’architecte serait-il vrai ? Il aurait refait sa vie avec elle ? Il ne peut pas le croire.
Bloqué cette fois dans les embouteillages du périphérique, Dr. Nut sent monter en lui une peur et une rage indescriptible. Tout en klaxonnant, il rejoint enfin la place des Fêtes puis la rue Jules Lacroix à Belleville puis l’adresse de sa prison. Il se gare facilement devant une barricade de chantier. Et pour cause, à son grand désarroi, quand il arrive, l’immeuble où il était retenu a entièrement disparu, la parcelle totalement éventrée – le chantier semble s’être terminé le jour même – et, derrière les barrières, il ne distingue plus, bien profondément, que des murs en béton semblant faire office de fondations.
Il n’a aucun mal à passer les barricades, de toute façon il a toujours son brassard. Descendu à grand-peine dans un trou étonnamment profond, comme creusé dans la colline, il découvre au milieu des gravats quelques artefacts familiers dont un morceau du Cri. Sur un mur, il voit encore la trace de l’un de ses dessins. Il en est presque triste. Ainsi toutes ces semaines, enfermé, et aujourd’hui qu’il est dehors, c’est comme si tout cela n’avait jamais existé, même l’immeuble où il était prisonnier tout entier s’est vaporisé et avec lui les preuves de son confinement. « Fils de pute », se dit-il en pensant à l’architecte et, presque avec nostalgie, à l’appartement où il a vécu tout ce temps. Il fait le tour du cratère pour tenter de repérer le souterrain qui y menait sans rien trouver. « Putain d’architecte », se dit-il, ne pouvant réprimer une pointe d’admiration. « Au moins, je suis vivant », se dit-il. Pourquoi ?
Décontenancé, Dr. Nut cherche un café. C’est alors seulement qu’il remarque que presque tous les commerces sont fermés, le rideau tiré, un panneau En faillite sur la vitrine de certains. Tout le monde porte un masque, sauf lui, et il voit bien que les gens le regardent drôlement. Finalement, redescendu sur le boulevard de Belleville, il trouve enfin quelque chose d’ouvert. En fait pas vraiment, une espèce de vente à emporter. « Qu’est-ce que je vous sers », lui demande un jeune homme cordial et masqué. Il s’apprête à lui dire quelque chose mais se retient à la vue du brassard. « C’est quoi son problème », se dit Dr. Nut qui hésite. Il a envie d’une bière et d’une téquila pour se remettre les idées en place, mais il ne veut pas commencer tout de suite, il doit réfléchir à ce qu’il doit faire. « Un café », dit-il.
Regardant dehors, il voit tout le monde masqué et ne peut réprimer un sentiment d’inquiétude. « Qu’est-ce que c’est que tous ces masques », se dit-il en mettant du sucre dans son café. Son regard accroche alors Le Parisien posé sur la table. Ce n’est pas la même Une que l’édition qu’il a trouvée dans la voiture. Il s’en empare et regarde la date. « En décembre, nous sommes en décembre ! », se dit-il, n’en revenant pas lui-même. « C’est le journal du jour ? », demande-t-il tout en portant son café à sa bouche. « Oui », répond le jeune homme qui a l’air d’avoir froid à attendre le client dehors.
Dr. Nut feuillette le journal quelques secondes, sans que son esprit puisse faire la part des infos qu’il lit, sauf que, comme d’habitude, ça ne va pas fort pour le PSG. Ayant fini son café, il retourne à sa voiture, dubitatif. Pourquoi y avait-il un Parisien daté de novembre sur le siège passager ? Impossible que ce soit lui qui l’ait mis là, alors qui, Dubois ? Mais pourquoi ? Même Dubois devait se douter qu’il ne serait pas long à découvrir la vraie date du jour, alors pourquoi ? À cause du titre ? Black Friday ?
Arrivé à son véhicule, l’inspecteur s’installe devant son volant et commence à lire le journal avec attention, cherchant des indices : la pandémie, un nouveau Premier ministre dont il n’a jamais entendu parler, des lois sécuritaires d’une violence inouïe, le PSG fort avec les petits mais faible avec les forts, les théâtres et cinémas disparus, les longues files d’affamés dans les rues. D’ailleurs soudain qu’il regarde mieux dehors, il les voit les affamés. Cette vieille dame qui a l’air d’une folle et qui vient cogner à sa vitre par exemple. Il se rappelle Les Misérables qu’il a eu le temps de relire en détention et s’excuse auprès de la vieille, il n’a pas son portefeuille et pas de monnaie. Elle est à peine partie en maugréant que l’inspecteur en voit passer d’autres comme elle, des ombres. Il reprend son étude du Parisien, sachant que l’architecte ne peut pas l’avoir mis là par hasard. Enfin, il tombe sur une brève, dans la rubrique Faits divers et il en a le souffle coupé.
« L’inspecteur Nutello donné pour mort. La brigade maritime a retrouvé dans des fourrés de l’Île des Vannes à Saint-Ouen-sur Seine des effets qu’elle a cru d’abord appartenir à des migrants mais la découverte d’un portefeuille a levé l’équivoque. Il s’agit bien de celui de l’inspecteur Joachino Nutello, dit Dr. Nut, inspecteur au département des personnes disparues. De fait, depuis près plus de cinq mois, le policier n’avait plus donné signe de vie. Les effets semblent avoir passé beaucoup de temps dans l’eau et peuvent avoir dérivé depuis La Courneuve, où habitait l’inspecteur et où nul ne se souvient plus quand l’avoir vu pour la dernière fois. Quant à expliquer leur présence en bord de Seine, sous le couvert de l’anonymat, l’un de ses collègues explique que peut-être Dr. Nut, comme ils l’appellent, avait un rendez-vous, avec un indic ou un meurtrier, qui aurait mal tourné. « Nutello travaillait souvent seul, il ne lâchait jamais une affaire », dit un autre de ses collègues. Tous semblaient apprécier l’inspecteur et ne lui connaissaient pas d’ennemi. Cependant, selon nos informations, l’inspecteur aurait effectué durant ses propres congés un mystérieux voyage à Pétaouchnok, en Russie, dont sa hiérarchie, qui en a couvert une partie des frais, refuse de détailler l’objet, un communiqué de la préfecture de police indiquant seulement que l’inspecteur Joachino Nutello s’était déplacé, avec l’accord de sa hiérarchie, dans le cadre de ses fonctions. Les recherches par les brigades fluviales à la recherche du corps n’ont rien donné ». Etc. Etc.
« Je suis mort », se dit Dr. Nut, abasourdi, ne sachant trop s’il doit se désespérer ou se réjouir de la nouvelle. Le journal dans la voiture est daté de trois semaines et il comprend maintenant pourquoi il avait trouvé bizarre tout à l’heure en se réveillant la position du soleil par rapport à l’heure et la date du journal. L’architecte lui envoyait le message que lui, Dr. Nut, était à la fois mort et vivant. Pendant une seconde il en fut presque guilleret.
« Une chose à la fois », se dit-il, reprenant ses esprits. Plutôt que faire demi-tour avec sa voiture, il décide de descendre à pied le boulevard de Belleville, prend à gauche dans la rue des Maronites et il arrive bientôt rue du Liban, là où il a passé des jours et des nuits à épier les moindres gestes de l’architecte. L’agence est fermée et il n’y a pas de lumière dans l’appartement de Dubois, au-dessus. Aussi Dr. Nut s’approche-t-il et constate à travers la vitrine que tout semble normal, sinon un peu vide. Il voit sur les murs que l’agence travaille sur de nouveaux projets. Il n’a pas l’heure, sa montre a disparu depuis longtemps, mais la nuit est tombée et il doit donc être autour de 18h30, « normal que l’agence soit fermée à cette heure-là, un vendredi soir », se dit-il. « Où est Dubois ? »
Il n’a alors qu’une envie, se précipiter chez Ethel, mais il se retient. « Et si je déboule chez elle et qu’elle est avec Dubois ? », pense-t-il, déconfit. « Dubois sait que je suis dehors puisqu’il ne m’a pas tué, autant ne pas se précipiter tête baissée », se dit-il, se souvenant que la dernière fois qu’il s’est précipité ainsi après l‘architecte, il s’est retrouvé au placard pendant près de cinq mois. « Patience », se dit-il tandis que son cœur grince.
Il sait qu’il n’y a qu’une solution pour en avoir le cœur net. Où qu’elle soit, Ethel n’est sans doute pas au bureau à cette heure-là. Il ne lui faut pas longtemps pour rejoindre la rue Labrouste, d’autant, remarque-t-il, que le trafic dans Paris est étonnamment fluide. Après avoir vérifié que le bureau d’Ethel n’est pas éclairé, il fait d’abord le tour du quartier en voiture pour chercher un hôtel – puisqu’il est mort, il lui faut réfléchir avant d’être vu rentrant chez lui, se dit-il – mais se révèle incapable d’en trouver un ouvert, ce qui a le don de l’énerver. Où est-ce que je vais passer la nuit ?
Une fois garé rue Labrouste, il redescend la rue jusqu’à une épicerie ouverte, attrape six grandes canettes de Carlsberg, une bouteille de tequila, deux sachets de pistaches et un sac plastique pour emporter le tout. Au moment de payer, il a une hésitation puis utilise la carte de Thomas Meunier, sans contact. Il ne veut pas montrer son inquiétude au caissier indifférent et ressent un moment de soulagement quand le paiement est accepté. « Me voilà à la charge de l’architecte, il m’aura décidément tout fait », maugrée-t-il.
En quelques minutes, il est devant l’immeuble du cabinet d’Ethel, dont il se souvient du code. Il monte discrètement, sans prendre l’ascenseur. La porte ne lui résiste que quelques instants – merci Dubois pour la carte de crédit – et il est à l’intérieur. Il allume la lumière du bureau, se disant que, où qu’elle soit, Ethel ne va sûrement pas revenir. Le cabinet n’a pas changé d’un iota, mais il le voit autrement, nu, triste, un peu sec, froid, comme s’il n’était pas, ou plus, habité. Et la phrase encadrée de Zhuang Zhou « Cette nuit j’ai rêvé que j’étais un papillon. Mais suis-je un homme qui a rêvé être un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme ? » qui l’a accompagné chaque nuit dans sa cellule lui paraît soudain juvénile, anachronique. C’est la troisième fois en trois ans qu’il se trouve obligé de pénétrer en douce dans le cabinet d’Ethel. Il n’aime pas ça mais, en l’occurrence, il ne voyait pas d’autre solution.
Il tire une chaise près du divan, ouvre une bière, dont il boit une grande lampée, ouvre la bouteille de tequila, dont il avale un long shot directement au goulot et reprend une grande lampée de bière. C’est alors seulement qu’il prend vraiment conscience qu’il est libre. Mort, mais libre !
Dans les toilettes, il est surpris à nouveau de découvrir son visage dans le miroir, hâve, d’une grande pâleur encore accentuée par la lumière blafarde de la salle d’eau. Après s’être un peu rafraîchi et avoir rincé un verre pour la Tequila qu’il pose près de la bouteille, il se rend directement dans l’armoire à dossiers d’Ethel et, en quelques secondes, retrouve celui de Dubois, beaucoup plus épais qu’il ne l’était dans son souvenir. Il le pose sur le sofa puis va à la fenêtre ; les rues sont quasi désertes, il n’était pas tard pourtant – un vendredi ! – et les décorations de noël clignotent tristement dans le vide.
Il jette sa canette vide dans son sac plastique, ouvre les pistaches, prend une grande lampée de Tequila, ouvre une nouvelle bière puis, assis et concentré – enfin, il va savoir – il se plonge dans la lecture des notes d’Ethel Hazel.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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