Le 15 janvier 2021, le haut fonctionnaire Pierre-René Lemas a remis à Emmanuelle Wargon, ministre du Logement, et Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, un rapport pour une fois non volumineux intitulé Rapport sur la qualité des logements sociaux. Quel constat pour le logement social ? Quelles « idées force » ? Pourquoi Roselyne Bachelot est-elle si enthousiaste ? Réponses à toutes les questions que vous vous posez peut-être à propos de ce rapport original.
De quoi s’agit-il ?
Fin septembre 2019, les trois ministres en charge respectivement de l’architecture, de la transition écologique, de l’aménagement du territoire et du logement ont cosigné une lettre de mission confiant à Pierre-René Lemas – préfet honoraire, ancien Directeur général de la Caisse des Dépôts, ancien directeur général de l’office HLM Paris Habitat et aujourd’hui président de France Active, groupe associatif financier dédié aux entrepreneurs et à l’économie sociale et solidaire – le pilotage d’une réflexion permettant de « faire émerger de nouveaux modes de faire entre maîtres d’ouvrage et architectes ».
Alors que la lettre de mission restreint le champ des recherches au logement social, le rapport dès l’introduction balaie cette vision en entonnoir. « En termes de méthode nous sommes partis de la plus petite unité de notre cadre de vie : le logement, sans, à ce stade, distinguer le logement social du logement privé considérant que la qualité du logement doit être indifférente à son mode de production ou de gestion », indique le rapport. Il sera surtout donc question de logement tout court.
Et puisqu’il n’est pas question de toucher à la loi Evolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite ELAN – voir ci-dessous), au moins décrier avec véhémence celle de 2009 qui crée les conditions de la conception-réalisation. Le rapport souligne ainsi « les risques que recèlerait une généralisation des processus apparemment simples qui conduisent à une confusion du rôle de chaque acteur comme le recours aux marchés de conception-réalisation introduits en droit par la loi du 25 mars 2009 ». Il est vrai que la loi ELAN n’a fait que les proroger…
Le rapport compte enfin une mise en garde : « [la politique du logement] ne peut être uniquement analysée en termes de coûts additionnels si on met dans la balance les déséconomies externes liées au mal-vivre, à la densification excessive ou à l’insécurité et l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique sur le moyen terme », estime Pierre-René Lemas qui dénonce une vision du logement « purement comptable partagée par tous les gouvernements depuis 20 ans ». A bon entendeur…
Quel constat pour le logement social ?
Pour le logement social, objet initial du rapport, le constat fait peur :
– des logements jugés trop petits, trop bas ;
– des logements qui ne sont pas assez ouverts sur l’extérieur, avec un accès à des espaces plantés et de nature qui manque fortement ;
– des logements souvent mal positionnés dans l’espace urbain et dans la ville, trop loin des transports en commun et des bassins d’emploi actuels ;
– des logements qui n’intègrent pas assez les « signaux faibles » et usages en développement, comme le télétravail, et les formes plurielles familiales (des logements insuffisamment adaptés, adaptables, flexibles…).
De l’importance du cadre de vie dans lequel s’inscrivent les logements !
En chiffres
Le rapport cite une enquête du baromètre Qualitel/IPSOS publié en 2020, indiquant que les 34-44 ans disposent en moyenne de 37m² par personne, soit près de deux fois moins que les plus de 60 ans, et quatre familles sur dix vivant en appartement ne disposent pas d’une chambre pour chaque enfant. Autre donnée concrète, près de la moitié des Français n’a pas assez de place dans la cuisine pour installer un lave-vaisselle ni même un bac de tri sélectif. Enfin, alors qu’est prôné le télétravail, quatre Français sur dix ne disposent pas de coin bureau et 34% considèrent que leur logement n’est pas adapté au télétravail.
Ce d’autant que la morphologie des Français a aussi changé en 60 ans : les Français ont grandi de 7 cm tandis que la hauteur sous plafond des appartements a diminué de 27 cm ! Sentiment d’étouffer ?
La grande idée – Expérimentation in vivo x 50 000
C’est tout l’intérêt de ce rapport puisqu’il propose que soit lancé en 2021, sous un parrainage interministériel (logement, culture, écologie), un processus d’expérimentation-action de grande envergure qui ferait l’objet d’une évaluation en continu. Ce plan participerait à la dynamique de relance de la construction.
« Les règles de droit seraient adaptées dans ce cadre expérimental comme le permettent l’ordonnance du 30 octobre 2018 et le décret du 11 mars 2019 ». Souvenir du permis de faire ?
Dans le même esprit il est proposé d’engager une expérimentation sur la plus grande réversibilité dans les constructions en général, par exemple pour la transformation d’espace de bureaux en logements.
Les appels à projets ou des appels à manifestations d’intérêt pourraient être engagés rapidement et porter sur un volume important de logements sur l’ensemble du territoire (de l’ordre de 50 000 logements en construction neuve ou réhabilitation). Ils seraient donc territorialisés et financés selon des règles de droit commun avec un dispositif financier incitatif. Les taux et la durée des prêts financés sur fond d’épargne par la Caisse des Dépôts pourraient être modulés à cet effet en introduisant en outre une prime à l’innovation.
Pour en savoir plus à propos de l’expérimentation, lire notre article Après le permis de faire, celui d’expérimenter ?
Parmi les autres « idées force », dans le désordre, liste non exhaustive
Les idées ci-dessous n’ont pas toute la même force mais à chacun ses priorités.
La première « idée force » du rapport est que « la réponse d’avenir en matière d’habitat ne peut être mise en œuvre de manière centralisée mais doit au contraire s’appuyer sur les habitants et les acteurs locaux ». Autant pour la verticalité du pouvoir chère à vous savez qui…
Une autre idée est de promouvoir une conception « holistique » du logement dans une vision décentralisée intégrant « la valeur d’usage pour les habitants et les valeurs de l’architecture au sens large ». Holistique, soit une doctrine ou point de vue consistant à considérer les phénomènes comme des totalités, est le nouveau grand mot à la mode, déjà récupéré par les promoteurs. Cela dit, l’évidence que le logement s’inscrit dans le cadre de vie mérite sans doute d’être rappelée.
Sans surprise sont également évoquées l’objectif de retrouver l’équivalent d’« une pièce en plus » et l’ « impératif » de la possibilité d’un changement d’usage. Avec, en toile de fond, toujours plus de flexibilité ?
Le rapport propose encore d’unifier et de rendre cohérentes les différentes normes de labellisation dans un label unique « qualité de vie dans le logement durable », lequel pourrait faire l’objet pour les opérateurs de logement social d’un dispositif incitatif pour les premières années par exemple sous forme de majoration des aides publiques à la pierre, ou du retour pour quelques années à une TVA minorée (5,5%). Un label qui ne soit pas une nouvelle norme ? Pour faire bonne mesure, le rapport propose également que soit élaborée à l’échelle de bassin de vie et à l’initiative de la collectivité compétente en matière d’urbanisme une charte territoriale de qualité du cadre de vie. Label, charte… nous sommes ici vraiment en territoire inconnu…
Enfin, le rapport souligne l’urgence de renforcer les moyens des organismes de logement social (OLS) pour leur permettre « avec les collectivités de mettre en place une stratégie propre d’acquisition foncière ». Les organismes de logement social doivent certainement retrouver les compétences de plein droit qui étaient les leurs en matière d’aménagement. Ce n’est pas comme si c’était fait…
Pourquoi ce rapport est-il différent, sinon venu de la planète Zorg ?
Rien que dans la forme ce rapport est singulier et ne ressemble en rien aux habituels rapports administratifs de 350 pages écrits en novlangue qui sont l’ordinaire de notre administration. Celui-là ne compte que 38 pages en tout, dont 12 utiles, les deux premiers tiers du rapport ne servant pas à grand-chose, le tout étant cependant facile à lire et à comprendre (encore que…).
A cela plusieurs raisons. La première est que Pierre-René Lemas n’était pas tout seul dans son coin pour faire son rapport. Il devait piloter deux groupes de personnalités, l’un de 40 personnes, un autre plus resserré de 15 personnes. Il était à ce titre notamment assisté de deux vice-présidents, Marie-Hélène Badia, architecte, et Hervé Fontaine, directeur du développement à La Sablière. Des dizaines d’interviews ont été menées, ce qui explique notamment toute la première partie qui, établissant un constat, se doit de représenter toutes les sensibilités qui se sont exprimées. D’où, pour des sachants, ce sentiment de consensus mollasson autour de thèmes et d’idées sans cesse rabâchés.
La seconde raison était la volonté de Pierre-René Lemas lui-même d’aboutir à un rapport succinct « que les ministres pourraient lire elles-mêmes », d’où en effet la pertinence d’une longue introduction pédagogique qui ne ressemble pas à la note d’un obscur fonctionnaire des services. Il faut croire que la stratégie était la bonne car, de fait, les ministres, à les entendre, semblent l’avoir lu.
« Pour définir une politique publique il faut une vision très globale qui intègre tout dans une réflexion approfondie. Il faut donc tracer des lignes qui permettent de rentrer dans des politiques publiques, grossir le trait et simplifier les lignes. Donner une ligne directrice, en tirer des conclusions pratiques qui peuvent changer la vie des gens », indique Pierre-René Lemas. Comme nous l’écrivions plus haut, un rapport facile à comprendre, pour les ministres aussi !
Qu’est-ce qu’un logement « décent » ?
« Le fond de la définition d’un logement décent est resté le même que dans les années 1970 », regrette Pierre-René Lemas.
Le rapport propose de redéfinir ce qu’est et ce que doit être un logement décent au sens donné par la loi du 6 juillet 1989, un objectif à valeur constitutionnelle depuis la décision du Conseil Constitutionnel du 19 janvier 1995. Le décret du 30 janvier 2002 en fixe les caractéristiques et notamment la superficie minimale de la pièce principale (9m²), la hauteur sous plafond qui doit au moins être égale à 2,20 m ou le volume minimum (20 m3). Depuis 2018, ce décret précise que le logement décent doit être doté d’une étanchéité à l’air suffisante et d’une aération correcte. En 2013 seuls 1,3% des logements ne satisfont pas aux critères de 2002.
Pourquoi redéfinir la notion de logement décent ? Parce qu’elle contient en elle-même une limite ambiguë. Si à 9 m² la pièce principale correspond à un logement décent, les promoteurs construisent des pièces de 9 m², si la définition de la décence indique 12m² ou 4,5m², les promoteurs construiront à ces dimensions. CQFD. Frugale la décence ? Au-delà, c’est du luxe ?
Pour l’heure, « naturellement », l’entrée en vigueur d’un nouveau décret définissant le logement décent devrait pouvoir n’être mis en œuvre que de manière progressive dans un délai de quatre ou cinq ans pour ne pas freiner la location de logements répondant aux normes actuelles dans le contexte de pénurie de logements abordables.
En attendant, à partir du 1er janvier 2023, un logement consommant plus de 450 kilowattheures par m² de surface habitable et par an sera considéré comme « indécent ». Prudence donc tant, en termes de redéfinition, la logique comptable a encore de beaux jours devant elle…
A propos de la VEFA, par exemple…
Ici, le rapport au moins ne mâche pas ses mots et s’exprime à ce sujet sans ambiguïté. « Cette procédure soulève trois difficultés majeures faute d’encadrement : d’abord elle constitue une forme de détournement du droit de la commande publique contestable. Elle est, en effet, de moins en moins le fait d’un ‘achat d’opportunité’ pour être de plus en plus l’expression d’un ‘achat de commande’, alors même que le foncier support n’est pas encore complètement maîtrisé. Ensuite elle fait primer la logique économique et financière de l’investisseur privé, légitimement soucieux de son taux de marge et de profit à l’occasion de la transaction sur une logique d’intérêt général de long terme qui impose la prise en compte des charges d’exploitation sur plusieurs décennies. Enfin elle ne peut par elle-même répondre aux problématiques de cohésion des territoires notamment en secteur diffus ». Cela a le mérite de la clarté ! Même si le rapport ne propose pas de solution à ce sujet.
Un rapport sous influence des architectes ?
Ce rapport, issu donc d’un travail collaboratif – dans lequel les architectes étaient bien représentés sans pour autant constituer une majorité – tend, pour une fois, à les caresser dans le sens du poil. Dans quel rapport administratif peut-on lire que « les architectes et plus largement les maîtres d’œuvre sont reconnus comme étant les seuls acteurs à exercer une profession réglementée et formée à penser et concevoir des projets architecturaux pour l’intérêt public, leur déontologie mettant en avant le devoir de conseil envers leurs clients, les maîtres d’ouvrage » ? Si ça ne va pas mieux en le disant !
Et pour les malentendants, le rapport précise encore que « la maîtrise d’œuvre doit demeurer le premier partenaire du maître d’ouvrage ayant vocation à lui apporter expertise et conseil pendant toute la durée de l’opération et pouvant assurer la direction de l’exécution des marchés de travaux ». De quoi pour les hommes et femmes de l’art se prendre à rêver.
Quelles sont les limites du rapport ?
Pour comprendre l’étendue et les limites de ce rapport, se souvenir que la mission était strictement encadrée dans un périmètre défini. Pour simplifier, Julien de Normandie, alors ministre du Logement et auteur de la loi ELAN, adoptée en novembre 2018, a fini par s’apercevoir – dès l’année suivante – que sa loi n’était pas acclamée comme il aurait aimé et connaissait des ratés. C’est à son honneur que de commander un rapport afin de « faire émerger de nouveaux modes de faire entre maîtres d’ouvrage et architectes », à condition cependant de « contribuer à la réalisation des objectifs poursuivis par la loi ». Dit autrement, pas question de remettre la loi ELAN en cause. Téméraire mais pas trop le ministre. C’est comme de couper les ailes à un oiseau et de lui dire : vole !
N’empêche que c’est dans ce cadre contraint que Pierre-René Lemas était tenu de répondre à la demande du ministre. Aucune proposition donc n’inclut un quelconque changement législatif, et donc une remise en cause de la loi ELAN. De fait, les propositions du rapport « ne visent pas à bouleverser le droit existant mais à l’adapter de manière opérationnelle et sobre en termes de dépenses publiques », est-il précisé. Le mot clef ici est ‘opérationnelle’ et renvoie à l’expérimentation, possible depuis l’ordonnance de 2018, proposition la plus intéressante contenue dans le rapport.
Ce qui n’empêche pas non plus le texte, dans son préambule, de souligner à gros traits « qu’une politique du logement doit s’inscrire dans le long terme » – soulignant en creux que c’est rarement le cas – et plus loin de vilipender la conception-réalisation. Cela aussi permet d’aller mieux rien qu’en le disant
Mais pourquoi diable un rapport était-il nécessaire ?
Souvenez-vous, la loi ELAN, votée en novembre 2018 devait permettre, comme d’habitude, de construire, plus vite, mieux et moins cher ! Une réussite. « Nous n’avons, en Ile-de-France, jamais attribué aussi peu de logements sociaux : 55 000 cette année contre 74 300 en 2019, soit une chute de 25 % », déplore Jean-Luc Vidon, président de l’Aorif, L’union sociale pour l’Habitat Ile-de-France cité par Le Monde (21/01/21). « Notre production de logements sociaux s’effondre, avec à peine 21 000 agréments financiers délivrés en 2020, contre 28 600 en 2019 et 36 000 en 2016, année record ». dit-il. Pas étonnant que dès 2019, De Normandie cherchait déjà comment améliorer le bazar (mais sans remettre la loi en cause évidemment !).
Pour ne rien arranger, le COVID n’est pas une excuse puisque dès juin 2019 au moins, dûment rapportée à l’époque par Le Figaro et Le Monde, la chute drastique du nombre de logements en chantier et construits était avérée.*
Dit autrement, il fallait trouver quelque chose qui donne l’impression de faire quelque chose sans bouleverser les choses. D’où la mission, compliquée, confiée à Pierre-René Lemas.
Que dit Roselyne Bachelot ?
Lors de son discours prononcé à l’occasion de la remise du rapport, Roselyne Bachelot n’a pas fait mystère de son enthousiasme. « Ceux qui nous permettent de mieux habiter le monde, de nous y sentir bien, ce sont les architectes. L’architecture n’est pas un luxe : elle est la condition d’une société digne, épanouie, où chacun peut, littéralement, avoir sa place ». Pour un membre d’un gouvernement auteur de la loi ASAP, on se pince.
L’expérimentation ? Une aubaine selon elle. « Cette expérimentation nous permettra de dégager une vision précise de ce que doit être le logement social d’aujourd’hui. Par le dialogue de tous les acteurs de la construction de notre habitat social. L’objectif est à terme que collectivités, bailleurs sociaux, promoteurs, aménageurs, établissements publics, entreprises, architectes et même habitants, s’accordent sur le processus détaillé à mettre en œuvre pour réaliser de tels logements », poursuit-elle.
De fait, « la MIQCP (mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques), le PUCA (plan urbanisme construction architecture) et la CAPA (cité de l’architecture et du patrimoine) travailleront avec nous dans les mois qui viennent pour pouvoir lancer un appel à manifestation d’intérêt cet été, dans l’objectif de retenir les différents sites d’expérimentation en fin d’année, et ainsi de les lancer au printemps suivant », dit-elle. Dès l’été ?
Pourquoi est-elle si enthousiaste ?
Ou comment transformer un rapport en objet politique. En effet, Roselyne Bachelot s’est révélée impuissante à protéger la culture en général, les arts vivants en particulier. Les bigots du gouvernement sont parvenus à faire ouvrir les églises pour des rave party sectaires tandis que demeurent fermés cinémas et théâtres. Ici, dans le domaine de l’architecture, la ministre de la Culture a l’occasion d’agir – au moins de donner l’impression d’agir – pour l’intérêt général à long terme et n’est donc sans doute pas malheureuse de caresser les architectes dans le sens du poil, en particulier avec un tel projet : 50 000 logements, c’est un marché ! Les architectes apprécieront sans doute, les preuves d’amour à leur égard se faisant rares…
Christophe Leray
* Voir également l’article Après le permis de faire, celui d’expérimenter ?
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