Une tribune de Véronique Bédague, directrice générale de Nexity, publiée dans Le Monde le 12 février 2021 ne promeut rien moins, mètre carré par mètre carré, qu’un accaparement de l’espace public. Les communs à la sauce promoteur, une dystopie ?
Vendredi 11 février 2021 commençait mal, Patrick Bouchain était l’invité sur France Culture de la chronique d’Arnaud Laporte à 8h55. Chaque matin, ce dernier demande à son invité « à quoi il pense ». Patrick Bouchain, optimiste de nature, était confus ; après une conversation avec des jeunes de Bagneux qui, à toutes les questions posées n’avaient d’autre réponse que : « ça ne sert à rien », de conclure : « on attend toujours quelque chose qui n’arrivera pas, et on parle de choses qui ne servent à rien »*.
Chronique désabusée certes mais, si les jeunes n’attendent rien, l’impression le lendemain samedi était qu’ils n’avaient peut-être pas tort. En effet, ce jour-là, Véronique Bédague – ex-secrétaire générale de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris et ex-cheffe de cabinet de Manuel Valls à Matignon devenue directrice générale de Nexity – déboulait dans Le Monde avec une tribune destinée à promouvoir la prise en charge de l’espace public par les promoteurs privés**.
De quoi faire perdre tout optimiste. En effet, pourquoi les jeunes attendraient-ils quoi que ce soit, les investissements privés se chargent de tout ?
La dérive illibérale
Il est savoureux de lire ces lignes tant elles frisent les poncifs : « L’enjeu n’est pas une répartition arithmétique des mètres carrés selon les usages. L’espace public, c’est vraiment là où la vie se joue en commun ! Et donc il est fondamental que cette question soit un vrai débat de société. En particulier dans un pays où la question sociale est aussi vive.
L’espace public appartient à tous, mais c’est parce qu’il est un bien commun qu’il est tout sauf neutre. Chaque mètre carré récupéré sur la voiture sera l’occasion d’un débat entre les différents usages possibles et les visions du monde afférentes. Les nouvelles formes d’occupation de l’espace public sont une véritable opportunité d’enrichissement de l’espace social. Et il est évident que dans les évolutions à venir, le citoyen, historiquement écarté des décisions, aura son mot à dire ».
Passons sur la notion de commun qui, dans la bouche d’un promoteur redevient un simple calcul, mètre carré par mètre carré, le cœur même de son modèle. Par contre, depuis quand le citoyen est-il « historiquement écarté des décisions » ? On l’oublie trop fréquemment, sans doute parce que la démocratie est elle aussi en crise, le citoyen vote pour déléguer les décisions. Il se fait représenter. Une énarque devrait le savoir.
Or jusqu’à preuve du contraire, le citoyen ne choisit pas par son vote l’entreprise privée qui va gérer son quartier. Les intérêts des citoyens peuvent même être à l’opposé des intérêts privés. Le citoyen ne pense pas en termes de rendement et de dividende, surtout pas ceux de Nexity. Il n’a pas voté pour qu’un fonds de pension de retraités américains qui a des parts dans Nexity vienne – potentiellement – mettre son nez dans son quartier et décide de la gestion des actifs des syndics de quartier.
La question des équipements en ville
La dérive de ce positionnement peut aller loin. La conviction de Véronique Bégague « est que, pour les professionnels de l’immobilier, ce changement d’échelle du bâtiment au quartier va se poursuivre. Demain, les décideurs publics continueront à décider mais, après avoir inventé la délégation de service public, ils inventeront une forme de délégation de l’espace public ». Car il y a un mais…
En effet : « Les opérateurs d’immeubles deviendront opérateurs de quartiers, portés par de nouveaux dispositifs juridiques et financiers. Le triptyque citoyen – décideur public – acteur privé va donc se mettre au travail pour une œuvre historique : imaginer ensemble une refonte de l’espace public urbain. C’est une belle perspective ; mon vœu est que nous en fassions un espace de recomposition sociale pacifiée ».
Être propriétaire permet déjà d’acheter la paix sociale : les crédits à rembourser et l’accès à son logement tendent à laisser les gens loin de la contestation, comme l’écrit Bourdieu***. Non content de déjà vendre des logements, Nexity veut pousser plus loin la logique parce que pour les promoteurs, l’ordre social est surtout le respect total de l’ordre établi.
Le fait est que les promoteurs ont déjà gagné beaucoup de terrain et l’aménagement urbain est souvent leur désormais. Faut-il pour autant aller toujours plus loin ? Si la logique financière pacificatrice doit être poussée jusqu’au bout, Nexity irait-elle investir dans l’espace public à Grigny ? L’espace livré à la promotion, cela s’est déjà fait ; 50 ans après, l’Etat et la Ville rattrapent ce qui peut l’être d’une situation désespérée.
Ou investir à Nouâtre, petit village aux confins de l’Indre-et-Loire en déprise depuis la fermeture de la base militaire ? Iraient-ils proposer dans un quartier en développement une salle de shoot, si tant est qu’un jour ces salles se développent ? Pour peu qu’une nouvelle politique sanitaire ne l’impose, un promoteur pourrait-il, en bon gestionnaire de l’espace public, tenter de se dérober à ou de s’absoudre de ses obligations puisqu’un tel équipement ferait baisser le prix des actifs à proximité ?
Idem pour l’installation d’équipements indispensables : un asile psychiatrique ? un centre d’hébergement pour migrants ? Les voisins de ces centres sont déjà remontés, en général sans aucune raison, et vont jusqu’à insulter violemment les élus. Si en plus le promoteur est le garant de l’espace public, qu’en sera-t-il ? Qui pour imposer au privé un indésiré urbain ?
Et si un camp de migrants s’installe aux abords d’une place gérée par le privé ? Qui pour venir les aider, le gentil promoteur avec son « opérateur de quartier » avec son gentil service de sécurité ? La ‘gated community’ (quartier fermé) élevée au rang de mode de vie.
N’en déplaise à Nexity, la ville est infiniment plus complexe que la gestion d’actifs. Et les habitants confient cette gestion bon an mal an à leurs élus. Les derniers espaces de liberté – espaces communs s’il en est – sont toujours plus contestés au gré des projets de loi en cours de discussion, devraient-ils en plus être géré par le privé ?
Que se passera-t-il en cas de défaillance de l’opérateur de quartier ? Ou si une nouvelle crise des ‘subprimes’ éclate, avec une faillite des promoteurs ? Qui viendra gérer ? Deux options a priori : le privé éreinté fera une saignée dans ses investissements dédiés aux actifs publics qu’il gère et ce seront alors les habitants qui en subiront les conséquences ; ou alors, plus sûrement, c’est le secteur public, exsangue lui aussi, qui devra encore essuyer l’ardoise. Privatiser les bénéfices, socialiser les pertes, une antienne connue.
La dérive illibérale du néolibéralisme s’exprime pleinement dans cette tribune****. Alors qu’en ces temps de crise, « exercer son aptitude à l’utopie est une nécessité absolue quand l’avenir paraît avoir disparu », comme le rappelle l’historienne Sophie Wahnich*****, les promoteurs tentent d’imposer déjà joyeusement le choix de la dystopie.
Julie Arnault (passablement énervée)
* https://www.franceculture.fr/emissions/a-quoi-pensez-vous/a-quoi-pensez-vous-chronique-du-vendredi-12-fevrier-2021
** « Avec le recul inéluctable de la voiture en ville, il faut imaginer ensemble une refonte de l’espace public urbain », https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/12/avec-le-recul-ineluctable-de-la-voiture-en-ville-il-faut-imaginer-ensemble-une-refonte-de-l-espace-public-urbain_6069737_3232.html
*** Pierre Bourdieu, les structures sociales de l’économie, Points, Paris, 2000
**** A ce sujet, lire la synthèse des débats actuels avec l’ouvrage de Gilles Pinson, La ville néolibérale, PUF, Paris, 2020.
**** https://www.liberation.fr/idees-et-debats/sophie-wahnich-exercer-son-aptitude-a-lutopie-est-une-necessite-absolue-quand-lavenir-parait-avoir-disparu-20210213_F7WJ7CWMIZASDNNZID6IE2GMRY/