La réversibilité des bâtiments est – était – jusqu’à ce jour une arlésienne toujours désirée mais jamais parfaitement exécutée. Jusqu’à ce que l’architecte Anne Démians ne fasse la démonstration à Strasbourg de la validité de la théorie issue de ses recherches. Depuis, force est de constater que des acteurs majeurs de la construction et de la promotion en font aujourd’hui une affaire sérieuse. Explications.
Les crises économiques et urbaines venues, la mono fonction des bâtiments, a fortiori celle des quartiers, a montré ses limites. Du coup la réflexion s’est portée vers une mixité des programmes. Sauf que la mixité ne peut pas en France être superposée, puisque la réglementation l’interdit, et la juxtaposition pénalise la rentabilité. Au final, le constat est que les bâtiments mixtes avec des normes et des systèmes constructifs forcément spécifiques mis bout à bout coûtent plus cher. Ce d’autant plus que la désagrégation de la construction donne souvent au final des bâtiments qui ne fonctionnent pas ou mal. D’où l’idée d’un bâtiment réversible, c’est-à-dire apte à recevoir dès la conception aussi bien du logement que du bureau ou des chambres d’hôtel en fonction des besoins actuels et futurs.
Il faut en premier lieu être clair sur la notion de réversibilité développée dans cet article. Depuis longtemps les architectes savent transformer et reconvertir la destination d’un immeuble : les logements haussmanniens en bureaux (car ils sont hauts sous plafond), un atelier en loft, un grand magasin en logements (cf les logements d’Ateliers Lion à Poitiers), etc. Mais transformer un immeuble de bureaux mono fonctionnel en logements est une autre affaire. C’est d’ailleurs à force de faire des réhabilitations que Patrick Rubin, CANAL Architecture, a fini par tenter de résoudre l’équation de la réversibilité.
L’immeuble de bureaux a les faveurs des promoteurs, qui le vendent plus cher, et des édiles qui en espèrent des revenus fiscaux supplémentaires tandis que le logement est moins rentable et impose la construction en parallèle d’équipements publics (crèches, écoles, etc.). Sauf que quand ces bureaux ne se vendent ou ne se louent pas, maires et promoteurs se retrouvent Gros-Jean comme devant. Or, à Paris par exemple, il y a beaucoup de bureaux vides et une demande pressante de logements. Se posait donc la question d’une recherche en amont d’un bâtiment réellement réversible – bureaux/logements et plus si affinités – qui rentrerait dans un prix compatible avec l’économie du projet.
C’est ce à quoi est parvenue Anne Démians avec son projet Black Swans sur la presqu’île Malraux à Strasbourg : 28 000 m² dans trois tours identiques et un programme mixte réversible. «Il s’agissait d’un projet théorique qui n’était pas inclus dans le programme mais le principe constructif appliqué aux trois tours a permis d’en estimer le coût global pour un projet moins cher et mieux construit», explique-t-elle.
Pour ce faire, elle s’est appuyée sur une trame unique de 2,92 m (4 x 0,73 m, un nombre premier) distribuée de façon semblable sur les trois immeubles. Chacune des contraintes géométriques de chaque pièce du puzzle (chambres des appartements respectant les lois sur le handicap, bureaux tels qu’ils sont dessinés aujourd’hui mais un peu plus étroits et un peu plus profonds) est ainsi résolue : huit trames font un séjour, quatre trames une chambre ou un bureau, autant de multiples compatibles donc avec chacun des équipements des programmes.
En témoigne la diversité des usages mise en œuvre par Anne Démians à Strasbourg. Ainsi la tour A (11 034,44 m²) compte 96 logements du T1 au T5, un hôtel 4 étoiles de 118 chambres, et 5 commerces, quand la tour B (9 838,27 m²) compte, elle, 60 logements du T1 au T5, une résidence étudiante de 184 logements et 5 commerces également. Preuve de la pertinence de la méthode, le programme incluait au début du projet de faire également des bureaux mais, entre le concours et le permis de construire, les réalités économiques ayant évolué, le promoteur a pu ajuster le tir et considérablement changer le programme. Le projet est si convaincant que la construction de la troisième tour (7 550,44 m²) est lancée et qu’Icade, maître d’ouvrage et promoteur du projet, a décidé de faire de la réversibilité une marque.
Le coût pour que tout ou partie de chaque tour puisse être à l’avenir transformé selon les besoins et l’économie du moment a bien évidemment été anticipé. «Cette mise en conformité s’élèverait à environ 800 euros par mètre carré», explique Hervé Manet, directeur du Pôle Promotion chez Icade*. Un coût bien moindre que pour n’importe quelle restructuration. Qui plus est, ce n’est pas la moindre des choses que tous ces espaces, surtout les logements, bénéficient de beaux volumes puisque, de dalle à dalle, la hauteur sous plafond des bureaux est de 3,30 mètres.
Vinci Construction France, avec l’architecte Patrick Rubin (CANAL Architecture), s’ils n’en sont pas encore au stade de la construction, ont eux-mêmes réfléchi à cette réversibilité auparavant si élusive. Patrick Rubin a opté pour un principe constructif en poteaux-dalles dont les planchers autorisent le percement sans reprises structurelles – les réseaux verticaux et fluides gravitaires sont alors redistribués selon les besoins de la transformation -, une hauteur de plateau standardisée à 2,70 m et une épaisseur du bâti de 12 à 14 mètres, le bâtiment, bureaux ou habitation, ne devant pas être trop épais afin d’être ventilé et de pouvoir gérer la lumière. L’enveloppe légère est modifiable à souhait puisque, lors de la transformation, 90% de ses composants sont conservés.
C’est peu ou prou la même trame sur laquelle planche pour sa part, sur le même sujet, Alain Sarfati (SAREA). Tous deux proposent par ailleurs une circulation extérieure en façade afin de concilier les normes sécuritaires propres à chaque usage. Enfin Bouygues Construction, dans le cadre d’une recherche similaire, développe pour sa part un faux plancher entre 40 et 50 cm d’épaisseur permettant de placer les points d’eau à peu près partout.
Quelle que soit la méthode, cette réflexion sur la réversibilité de l’espace permet d’intégrer dès la conception tant les nouvelles façons d’habiter – colocation, petites unités familiales, capacité à agrandir ou réduire le logement au fil de sa durée de vie – que les nouvelles façons de travailler – ‘coworking’, espaces de travail complémentaires au travail à la maison, espaces ouverts ou fermés selon les besoins. Il ne s’agit donc pas seulement d’architecture mais de la prise en compte des évolutions techniques et culturelle de la société et d’anticiper peut-être sur des usages encore inconnus. Il est en tout cas permis de penser que la réversibilité peut se révéler garante, au moins participer, d’une ville durable et réactive aux besoins.
En effet, au-delà de l’effet de mode, puisque les majors ont apparemment compris l’intérêt de cette nouvelle approche et d’une évolution de leurs modèles constructifs et financiers, c’est bien d’une nouvelle façon d’imaginer la ville et d’une transformation de l’acte de construire qu’il s’agit. Ce qui implique sans doute une nouvelle gestion des projets et des montages immobiliers différents. «Nous avons compris que la formulation du même client aujourd’hui ne sera plus identique dans six mois, dans un an. Le client, c’est aussi la ville. Cette malléabilité amène à concevoir des bâtiments réversibles. Il faut avoir en tête qu’un immeuble de travail deviendra un jour autre chose : des logements ou un hôtel. Si se projeter dans l’avenir est difficile, ménager cette résilience et prévoir cette évolutivité l’est moins», confirme Stanislas de Chalambert, directeur du développement immobilier d’entreprise d’OGIC.**
D’où la question essentielle de la ‘réversibilité’ du permis de construire (PC). Les PLU et leurs affectations obligatoires – logements ou bureaux pour simplifier – imposent une vision contraignante et figée des programmes. Anne Démians propose donc une nouvelle rubrique dans les PC : immeuble à destination indéterminée. Moins poète, Patrick Rubin propose, lui, un ‘PC réversible’. Effet de la crise ? Toujours est-il que cette réflexion, impossible il y a cinq ans seulement, s’impose désormais au législateur. Ce n’est pas gagné.
«Les programmes, les habitudes dont nous, architectes, héritons ne tiennent pas compte des mutations de la société, encore moins de la vie d’une construction à long terme. Il est pourtant possible de réaliser, dès maintenant, indifféremment, bureaux, activités ou logements sur une même géométrie constructive en faisant converger tous les paramètres contradictoires des programmations dédiées à une seule destination», assure Patrick Rubin, dont une partie de ces convictions s’exprime dans la conception de la résidence étudiante C22B du plateau de Saclay qu’il réalise avec le Groupe Pichet.
Anne Démians ne dira pas le contraire mais nuance cependant le propos. «Si Black Swans était l’occasion de réinventer une écriture, il ne s’agit cependant pas d’un modèle puisque le projet est traversé par la question du contexte et exprime une traduction domestique du caractère industriel du site», souligne-t-elle. Ce n’est pas la réversibilité qui fait le projet et il ne faudrait pas en effet qu’industriels et majors de la promotion et de la construction se mettent, avec l’enthousiasme des nouveaux convertis, à tartiner la France de nouveaux bâtiments Paillerons ‘réversibles’.
Enfin, ce n’est pas parce qu’un bâtiment, modulaire et en bois par exemple, peut être démonté et reconstruit ailleurs qu’il est réversible. Il est juste réutilisable. Citons par exemple deux bâtiments de ce type, de même taille et peu ou prou du même prix, celui de bureaux livré au Havre en décembre 2014 par Julie Lamarre (agence 6,24) et réalisé par Vinci, ce qui en dit long sur l’évolution de la culture constructive au sein des majors, et les logements sociaux conçus par Guillaume Hannoun (Moon Architectures) et livré en septembre 2016 à Paris (XVI). Pour le coup, dans ce cadre, il pourrait être intéressant de réfléchir à des modules tels qu’ils soient réellement réversibles en bureaux, logements, hôtel, etc. Un standard ?
Christophe Leray
* http://correspondances.annedemians.com/2015/04/dialogue-avec-herve-manet/
** http://www.enlargeyourparis.fr/il-faut-ouvrir-les-immeubles-de-bureau-sur-la-vie-du-quartier/