Pour les architectes, la technologie numérique tient-elle toute ses promesses ? Et si cette technologie était en grande partie responsable de leur perte d’autorité ? Sans vouloir remonter jusqu’aux Luddites*, il convient cependant de remarquer que depuis l’arrivée du numérique chez tous les acteurs de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage, le métier d’architecte n’a jamais été autant fragilisé. Explications.
Quand Franz Jourdain et Henri Sauvage construisent la Samaritaine à Paris, un bâtiment dont tout le monde cent ans plus tard admire encore les qualités, ils ne disposaient pas d’ordinateurs, pas de téléphones, pas de grosses machines, pas de laser et pourtant, en un peu plus de dix ans, ils avaient relié la rue de Rivoli à la Seine. Plus tôt encore, la tour Eiffel fut construite en à peine deux ans, de 1887 à 1889, par 250 ouvriers. Elle sera pendant 40 ans le plus haut monument du monde.
Aujourd’hui, il faut cinq ans pour construire un immeuble de 20 logements (j’exagère à peine) avec pourtant des technologies de pointe à disposition. Or la technologie est à chaque fois vendue comme devant d’améliorer la productivité des agences, la vitesse d’exécution des chantiers et la qualité des bâtiments. Certes les recours et autres pesanteurs administratives sont une autre source importante de délais mais sont-ils la seule explication ? Et si au fond, la technologie numérique était elle-même contre-productive ?
Les architectes ont toujours su s’approprier les nouvelles technologies, les pyramides, les jardins suspendus de Babylone, Versailles, le pont Alexander III à Paris, etc. étaient des concentrés d’innovations spectaculaires. Franck lloyd Wright fut sans doute enchanté de découvrir dans les années 30 le graphos ! Se souvenir encore qu’au début des années 2000, les architectes DPLG travaillaient encore au rotring ce que nombre d’architectes d’Etat seraient incapables de faire en 2016. De fait, je me souviens de la rencontre avec une jeune architecte espagnole dont le ‘book’ était un objet merveilleux, chaque page étant un riche dessin d’une extraordinaire précision et sensibilité. La même était incapable, du moins lui était-ce très difficile, de se fondre dans une agence car elle se révélait inopérante sur les logiciels de conception.
L’architecture est d’évidence, de tout temps, un précieux domaine de recherche technique et technologique et à ce titre, toute nouvelle découverte devient vite un outil indispensable de conception. Les logiciels permettent en effet de concevoir et construire des ouvrages compliqués. Frank Gehry n’aurait sans doute pas pu bâtir la fondation Vuitton à Paris sans logiciels performants. A quel coût ? Il est certain que si le budget n’est pas une contrainte – voir Versailles et Babylone – la technologie de pointe – un bâtiment à voiles – est certainement une aventure utile. Mais sinon ? Jourdain et Sauvage n’auraient jamais imaginé la Canopée parisienne telle qu’elle a été réalisée. Par contre, s’ils avaient voulu une canopée, nul doute qu’ils auraient trouvé avec les outils innovants dont ils disposaient alors une solution autrement pertinente, qu’ils auraient construite trois fois plus vite et qui serait aujourd’hui monument historique.
Certes, même s’il est incontestablement beaucoup plus rapide de tirer des plans sur ArchiCAD ou AutoCAD – s’interroger d’ailleurs comment un logiciel de conception de voiture s’est retrouvé au cœur de l’architecture… – Il demeure que la nouvelle génération des outils numériques ne semble ni avoir réduit le temps de production des bâtiments ni renforcé la capacité des architectes à mener à bien leurs projets, au contraire.
Un architecte né à la fin des années 70 résume ainsi cette évolution. «Lors de la construction d’une tour aux Pays-Bas il y a dix ans, nous avions réalisé 200 dessins, puis plus tard 2000 pour un bâtiment à New York, et, dernièrement, plus de 6000, juste pour l’architecture, pour une tour à Londres». Pourquoi une telle inflation, consommatrice de temps et de ressources ? «Pas parce que l’on doit mais parce que l’on peut», explique-t-il.
De fait, interrogés quant à l’impact de ces nouvelles technologies sur leur pratique, les architectes évoquent fréquemment le doute induit par la profusion quand, en quelques clics, de multiples possibilités nouvelles sont offertes pour quasiment chaque trait, la conception elle-même susceptible d’être constamment modifiée tant que demeure l’angoisse sans cesse renouvelée de devoir choisir la bonne parmi deux mille solutions.
Auparavant, à l’époque de Jourdain et Sauvage, quand l’architecte avait tranché, il n’y avait plus qu’à. Aujourd’hui un architecte né à la fin des années 40 s’étonne : «sur chaque projet, à un moment ou un autre, un jeune architecte de l’agence vient me voir et me dit : ‘boss, j’ai réfléchi, j’ai fait des simulations et je crois qu’on pourrait faire ceci ou cela’ et ainsi de suite jusqu’aux rendus de concours. Généralement je réponds ‘non’ ; bien sûr qu’on «pourrait» mais ce n’est pas le point, je sais exactement ce que je veux et je préférerais qu’ils passent leur temps à justement faire cela, ce qui ferait avancer le projet plus vite», se marre-t-il.
Cette difficulté se retrouve d’ailleurs en dehors de l’agence. En témoigne le nombre des acteurs intervenant désormais sur chaque projet, chacun avec sa technologie propre. Le programmiste a fait ses calculs, les ingénieurs des entreprises de construction ont fait les leurs, les bureaux d’études ont encore leurs propres logiciels, les financiers idem, et chacun d’eux va, sous couvert de technologie, contester la légitimité de l’architecte puisque tout un chacun dispose des outils donnant le sentiment de pouvoir construire le bâtiment. Un ingénieur est tout à fait capable aujourd’hui de dessiner un immeuble de dix étages mais est-ce de l’architecture ? La technologie numérique induit une forme de collégialité qui rend floues les responsabilités de chacun et qui, s’il ne s’en défend pas, va immobiliser le projet de l’architecte.
Plus grave sans doute, la technologie n’agit pas comme un leurre seulement pour les architectes et ingénieurs mais peut-être et surtout chez les maîtres d’ouvrage. Revenons-en à Jourdain et Sauvage donc. Lorsqu’à leur époque un client faisait appel à un architecte, il assumait que celui-ci savait construire, comme on va voir un médecin en assumant qu’il sait soigner. Ce qui intéressait le client chez l’architecte, qu’il appelait maître, n’était pas le technicien mais l’homme de l’art. C’est sa prestation intellectuelle, avant celle de son talent de constructeur, qui importait et l’architecte avait toute autorité sur son projet et nul édile ne venait l’importuner trois ou quatre fois pour s’inquiéter de la couleur des façades.
Comme le relève l’un d’eux né dans les années 30, «pour le moindre projet, il y a désormais 15 personnes autour de la table qui vont intervenir, on ne sait même pas ce qu’ils font, personne n’ose avancer. De plus chacun dispose de ses propres calculs et de ses propres projections et avec leurs algorithmes, ils passent leur temps à regarder votre doigt quand vous leur montrez la lune. Pas étonnant qu’il y ait des malentendus….».
Sans compter que l’idéologie technologique peut se révéler une amère perte de temps. Ainsi par exemple, il suffit que l’architecte décide pour telle ou telle raison – confort, qualité d’usage par exemple – d’agrandir ou de modifier une menuiserie et ce sont tous les calculs d’efficacité énergétique qui sont à refaire parce que ça tombe ou pas dans l’algorithme BBC et que ces labels de plus en plus nombreux vont déterminer tel ou tel financement. Bonjour la souplesse d’usage.
Pourtant l’illusion technologique ne met pas plus qu’avant à l’abri des erreurs. La réverbération du soleil sur la fameuse Canopée fait littéralement cuire les riverains dans leurs appartements, au point que, nous apprend le Canard Enchaîné (daté du 4 mai 2016), la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP) «a décidé d’accélérer les travaux de rénovation thermiques d’in immeuble HLM» voisin. Vue imprenable, lunettes de soleil obligatoires. Comment ? Pas un logiciel, même ceux de la Mutuelle des Architectes Français (MAF), pour anticiper ce four ? En plus, ce n’est pas comme si le problème n’était pas connu : un immeuble concave de bureaux, en été à Londres, faisait fondre, littéralement et pour la même raison, les voitures garées devant lui ! Paradoxe sans doute, de nouveaux logiciels ont permis l’élaboration de variétés de vitrage rafraîchissant et autonettoyant que Jourdain et Sauvage n’auraient pas pu imaginer !
Certes les smartphones, par exemple, offrent un sentiment de rapidité et d’efficacité organisationnelle, mais personne ne se souvient que Jourdain et Sauvage aient manqué un seul de leur rendez-vous. Comment faisaient-ils ? Sémaphore ? Qui plus est la technologie coûte cher et n’est pas forcément une source d’économie – en témoignent les milliers de dessins désormais nécessaires. Un peu comme ces systèmes automatisés qui permettent aux voitures de se garer sans intervention du conducteur. Un exploit technologique certes mais qui augmente considérablement le prix des véhicules seulement parce que les conducteurs ne savent plus se garer tout seul. Or le coût de la technologie pose aussi la question de l’élitisme.
Enfin, le leurre technologique peut s’avérer particulièrement néfaste pour les jeunes architectes (et pas qu’eux) qui sortent des écoles aujourd’hui, parfaitement armés technologiquement pensent-ils. Mais, à l’heure d’Internet, dix ans sont un siècle et il y a fort à parier que dans une décade, une nouvelle génération utilisera d’autres outils encore, ringardisant déjà ceux qui sortent de l’école aujourd’hui. Alors quoi ? D’évidence, pour l’architecte, à part courir comme un fou comme un hamster dans sa roue, la technologie ne peut pas remplacer le projet et doit rester un outil à son service. Dit autrement, ce n’est pas la technologie qui fait l’architecte, l’architecture et la qualité, ou non, d’un bâtiment. De fait, si un architecte sait ce qu’il veut, la technologie, quitte à l’inventer, va se plier au projet.
Or la technologie numérique semble devenue à certains égards le cache-sexe d’un manque d’idée, voire de compétence. Le BIM, aujourd’hui vanté par-dessus les toits, en semble un nouvel exemple. «Plus tu es incompétent, plus tu reportes la compétence sur les autres. Du coup, le BIM apparaît comme un outil de coordination quasiment magique. Tout le monde partage la même chose (ironie) et intervient tout de suite et fait apparaître au final… un parallélépipède rectangle ! Après avoir éliminé tout risque formel, l’indigence devient la seule voie pour tous d’avoir quelque chose à dire», se désole un architecte déjà cité.
«Le BIM pose la question de la responsabilité», confirme un autre, né à la fin des années 50. «C’est une approche sournoise car au fil du BIM vient se greffer une grammaire, celle des fabricants, laquelle, injectée dans le BIM, n’est pas anodine dans la conception. Mais le plus grand risque est lié à la simultanéité de l’information, à tout moment tout le monde sait où on en est», dit-il. Avec le BIM, l’architecte nu ?
Bref, la technologie numérique est utile mais il importe aux hommes de l’art de veiller à ce qu’elle ne devienne pas un frein à l’exercice de leur métier et que, à l’instar d’autres segments de la société – la presse, la médecine, l’éducation – elle ne vienne saper plus encore leur autorité.
Christophe Leray
* Les Luddites, nom donné à un mouvement ouvrier quand, au début du XIXe siècle, des ouvriers du textile ont brisé les nouveaux métiers à tisser dans les comtés industriels anglais pour préserver leur emploi. Le luddisme (ou néoluddisme) en est venu progressivement à désigner péjorativement tous ceux qui s’opposent aux nouvelles technologies.