« Ce sont ces contrastes qui contribuent à apporter de la complexité. Une grande partie de ce que nous défendons… repose sur l’idée de la complexité de la beauté », déclare Rudy Ricciotti dans Chroniques d’Architecture*. Beauté, brutalité, complexité, diversité, mixité, fluidité, évolutivité, frugalité, pérennité, vulgarité… il faudra un jour mettre en accord le dire et le faire pour partager le plaisir que doit procurer l’architecture. C’est la seule exigence à avoir.
Combat versus débat
Le combat verbal est un simulacre qui fait obstacle au réel débat. Le vrai combat, en face-à-face, y compris sportif, suscite la ‘mort’ de son adversaire. Le débat, lui, est un enrichissement, une ouverture d’esprit vers l’altérité, une vertu à mettre au fronton de l’architecture contemporaine, aujourd’hui où le corpus est essentiellement constitué de monuments.
Quel corpus culturel ? Sans un énoncé clair des règles, pas de sport, juste un combat contre des moulins à vent et les dégâts immenses qui s’ensuivent. La perspective du débat est celle d’un repositionnement de l’architecture par les architectes, pour les architectes et un public le plus large possible.
Le monde de l’architecture, notamment celui de l’enseignement, est tétanisé par Le Corbusier alors que la planète réclame plus d’attention. Fini les jérémiades stériles : comme dans le sabre japonais, un geste définitif pour relever le défi, celui d’exister et de convaincre. Le débat contient le combat, encore faut-il dire où l’on souhaite aller. Choisissez vos armes ! Républicain, Libéral, Romantique, Idéaliste … mais pas utopiste.
De la controverse de Valladolid à la Chartes d’Athènes, du Bauhaus à la Sécession viennoise, la vie de la cité a toujours été faite de débats et de combats, de ruptures et de continuités. Il est temps de considérer l’architecture comme sujet de débat, de préparer la rupture d’avec une modernité désuète, pour qu’une prise de conscience se fasse jour. Souhaitons l’avènement d’un mouvement qui sache innover à partir d’une vision pragmatique et envahisse l’espace public en rendant l’architecture désirable. Idéaliste ? Non, là où la réponse est technique, une proposition poétique est attendue.
Ce que je propose ?
La charte de fontainebleau
Pourquoi Fontainebleau ? Pour que l’architecture apparaisse comme une nécessité et non comme une obligation. Pour la beauté du lieu, entre la ville et le parc, pour l’importance de la place de la nature, pour la démonstration de ce que l’œuvre peut être ouverte et se déployer dans le temps. Un lieu fait de surprises et de variations d’échelles, une invitation à l’invention d’une nouvelle voie, celle de l’architecture démocratique qui parle au plus grand nombre. Un château inachevé, éloge de l’imperfection et par là sa capacité à être dans la vie (pour les biologistes, la perfection est la cause de l’immobilité évolutive).
Enfin pour apporter une réponse à Otto Wagner « si l’importance de l’architecte n’est pas pleinement appréciée, c’est parce que le langage qu’il utilise pour s’adresser au public est, dans la plupart des cas, complètement inintelligible ». (Temps Moderne)
La frugalité, la brutalité, la violence sont les cache-misère d’un désert culturel. Appelons un chat un chat et sans envisager une « sécession viennoise », redéfinissons l’architecture à la lumière d’une réflexion sur l’évolution des conditions de production.
La loi MOP imaginait un tripode (maîtrise d’ouvrage, architecte, entreprise) qui s’est vite transformé en dipode (maître d’ouvrage et entreprise devenue le mandataire). Cette nouvelle forme est « astatique », elle fait de l’architecte un prestataire de services et rend la réalité économique et technique des projets complètement opaque. Les dimensions sociale et artistique se réduisent à une vision fonctionnaliste étriquée.
Si le réchauffement climatique renforce l’intérêt entre architecture et nature, ce n’est pas raisonnable pour autant de faire de la construction en bois l’alpha et l’oméga de l’architecture contemporaine. Tous les matériaux, toutes les techniques disponibles doivent pouvoir être utilisées et mises au service d’un projet pour l’enrichir.
Au-delà des mots, les architectes doivent mettre l’architecture au rang du premier des arts. Les architectes utilisent beaucoup les métaphores pour exprimer un point de vue et pour le nourrir. Dans une période de préparation des jeux olympiques, pas étonnant que le sport soit pris comme référent. L’architecture comme sport de combat, image du gladiateur dans l’arène qui affronte les fauves, inutile de donner des noms à ces animaux sauvages. Seul contre tous, voilà déjà ce qui en fait un héros, avant même que le combat n’ait commencé.
Les architectes finissent par ne plus trop aimer cette architecture qu’ils sont seuls à comprendre et à défendre, dans des conditions si difficiles qu’ils en perdent le sens des choses. Comment résister aux uppercuts répétés ? C’est ici la limite de la métaphore de « l’architecture est un sport de combat ». Il est temps de transformer en débat le combat qui se fait, sans règles, en architecture. Il faut relever le gant, il faut toucher à la pointe de l’épée, pour qu’enfin l’évidence apparaisse : sans architecture une ville est fade, sans urbanité intérieure une architecture est sans saveur.
Nous sommes loin du Colisée, le sport s’est civilisé avec des règles plus ou moins faciles à comprendre. La boxe anglaise est simple : on ne frappe pas au-dessous de la ceinture, le football est facilement partageable mais le cricket et le baseball, comme l’escrime ne sont pas toujours compréhensibles pour les non-initiés. Très vite, on comprend qu’un sport se définit par ses règles, plus ou moins claires, mais qui ont le mérite d’exister, même si elles sont parfois remises en cause pour des raisons diverses : évolution des technologies, sécurité, média, argent.
Il arrive qu’une nouvelle discipline sportive naisse, généralement plus ludique, plus libre, pour sortir de ces règles trop pesantes. Mais très vite de nouvelles règles naissent qui font l’objet de débats par les différents protagonistes.
Pourquoi l’architecture, « sport de combat » devenue « objet de débat », échapperait-elle à cette règle ?
Ce sont les conditions du débat qu’il faudrait mettre en place et un horizon méthodologique qu’il faudrait définir. Il n’y a pas d’alternative possible : pour rendre l’architecture plurielle, il faut réapprendre à la partager en tant que pratique culturelle. Les sujets ne manquent pas et ce n’est pas la biennale de Venise qui va nous faire avancer… C’est vrai, il faut du courage et peut-être un peu d’inconscience.
De la beauté
La beauté est une notion idéologiquement bannie de notre langage, de notre manière d’appréhender les choses. On ne dit plus trop que c’est beau, élégant ou charmant parce que la sociologie moderne nous explique que la beauté est un instrument de domination sociale.
Je prends l’exemple d’une école, de la beauté d’une école. Moi, je la trouvais belle mais je me suis fait malmener parce que « la beauté donne l’illusion d’un monde vivable ». L’idéologie voudrait que le monde aille de plus en plus mal, une bonne raison de la renverser. « Beau, c’est une manière d’habiller les choses et de donner l’impression que tout va bien quand le nombre d’heures effectuées par le personnel ne change pas, c’est criminel !». Ce n’est pas beau, c’est brutal. C’est moche, c’est laid, c’est parfois original ou intéressant ! Les architectes sont les arbitres de cette confiscation qui rend le combat vain à l’heure de la démocratie, de l’ouverture et de la « tolérance ».
Une seule manière d’en sortir s’appelle la culture ! Encore faut-il dire laquelle, ne pas camper sur un dieu unique, là où le polythéisme s’impose.
La grande erreur de l’architecture moderne a été de rechercher l’autonomie, de se séparer de la ville et d’une certaine manière de la vie. L’autonomie, c’est le monument : cette conception de l’architecture/objet qui risque de lui être fatale. C’est ce qui se joue en ce moment.
La ville c’est la vie, c’est ce qui me caractérise, cette passion pour la ville, pour cette chose collective qui contient du temps, de l’énergie et de l’architecture. Je ne conçois plus l’architecture sans la ville.
L’architecture ne s’évalue pas et pourtant elle existe !
Le beau, le brut et les truands ! J’aurais préféré : Les beaux, les bruts et les truands, une façon de dire que la réponse ne relève pas d’une convention unique. Bruts et truands méritent leur pluriel. La profession s’est affaiblie au fil du temps, il va falloir balayer devant la porte avant de faire la liste des truands et des « brutalistes ».
Depuis l’avènement de la démocratie, l’architecture est orpheline d’un commanditaire. Plus la commande est dispersée, plus elle est éclatée et plus la réponse architecturale se referme sur elle-même, se recroqueville, plus elle devient monumentale, exactement le contraire de ce qui est attendu.
Que dire de l’appropriation, de l’inscription symbolique, de l’esthétique, ce langage qui devrait être intelligible et compréhensible par tous ? C’est à cette quête que nous devons collectivement trouver une réponse, une architecture qui parle plusieurs langages, celui de la ville, de la nature, de l’usage, de la vie, de la diversité des techniques disponibles utilisées comme moyens et non comme fin.
Il nous est demandé une « intégration » dans le paysage, dans la ville, sans que l’on sache ce que cette notion signifie au juste. Une hauteur ? Un matériau ? Une couleur ? « Surtout pas ostentatoire, ne pas surprendre, être neutre, gris voire transparent ». Plus personne ne veut une émotion, du sens, du plaisir pour les yeux. D’où ces réactions légitimes et désespérées, la brutalité et la violence qui ne font pas bouger les lignes. La radicalité appliquée au logement a jeté le discrédit sur l’architecture, c’est un changement de démarche collective qu’il faut envisager, non pas un combat de coqs.
Il ne s’agit pas d’un sujet de comptoir de bistrot mais d’un sujet de société. Que laisserons-nous de durable ? Je ne fais pas allusion au réchauffement climatique qui pour bien réel qu’il soit ne doit pas occulter une autre réalité, bien sociale. Pour moi, durable veut dire pérenne. Les pyramides rendaient compte du pouvoir des pharaons et de leur clergé, les cathédrales de la toute-puissance de l’église. A Versailles, c’est le roi a demandé à Vauban de fixer les limites symboliques du royaume, l’empire a été synonyme de la réorganisation de la France et la troisième république a apporté les palais de justice, les lycées …
Et nous ? Quelles idées d’une architecture attentive à notre histoire, à la diversité des usages, à la nature, à la richesse de tous les matériaux disponibles ? Si le pouvoir souverain était dans la durée et que deux septennats ont permis de marquer le paysage, un quinquennat c’est court. C’est aux architectes et aux urbanistes de trouver les ressources pour être les acteurs d’une société qui veut marquer sa foi dans l’avenir.
Alain Sarfati
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*Voir nos articles Entretien avec Rudy Ricciotti : le philosophe et l’architecte et Chemetov-Ricciotti, rien de nouveau sous le soleil ou le ciel pluvieux