
A propos du livre Le beau, le brut et les truands, ouvrage paru chez Textuel au printemps 2021, deux de nos chroniqueurs ne sont pas d’accords.
Julie Arnault* a vu dans ce texte une conversation certes plaisante mais qui n‘apportait pas grand-chose au fond à des lecteurs déjà au fait des enjeux survolés dans l’ouvrage. Non plus que la prestation de Rudy Ricciotti sur France Culture.
Tom Benoit, philosophe, est lui beaucoup plus fan et a décidé de reprendre la conversation au vol avec Rudy Ricciotti. Ce nouvel entretien a eu lieu un vendredi soir sur la terrasse de la Villa de l’architecte à Cassis (Bouches-du-Rhône).
« Selon moi, le rythme de ce dialogue partagé avec Paul Chemetov oscille entre humour et révolte. La sincérité de deux architectes paraissant être des survivants m’a troublé ; lorsqu’ils parlent sans fard de politique, d’argent, de dépenses ou de littérature mais, surtout, lorsqu’ils abordent leur aventure humaine, le temps qui a passé et, les années nécessaires pour enfin comprendre l’envers d’un décor de théâtre dont ils ne semblent voir désormais des acteurs rien d’autre que les costumes… », explique-t-il à propos de sa motivation.
Bref, c’est parti autour d’une bouteille de Châteauneuf-du-Pape mono-cépage (grenache) de 2017 tirée de la cave de l’homme de l’art.
Tom Benoit : Dans certains passages du livre, tu es très corrosif à l’endroit de la bureaucratie…
Rudy Ricciotti : Parce qu’elle est devenue l’ennemie de l’équilibre populaire et culturel, et que parallèlement, c’est à elle que revient partiellement la responsabilité de l’aseptisation de notre société.
Une société aseptisée et intellectuellement décadente ?
Oui, en plus de quarante ans d’architecture, j’ai systématiquement envisagé mon exercice comme celui d’un narrateur. L’architecture est un langage ! Or aujourd’hui, des pans entiers de l’architecture ne sont que des architectures code-barre, des dépendances technologiques sans intérêt, sans énergie et sans mots. Toi qui traites fréquemment de la volonté dans ta philosophie, tu es bien placé pour savoir que la narration est la pierre angulaire du désir, l’élément fondamental de l’envie !
Certainement ! Parce que la narration représente de la définition et que spécifier la nature d’un objet de plaisir en augmente son attrait, et donc, en accroît sa capacité à apporter du plaisir. Les choses et les mots sont en effet étroitement liés ! Je pense d’ailleurs que la littérature a besoin de pouvoir être imagée, et je te rejoins sur le fait que la conception de la matière doit être précédée d’une étape de narration.
La dépréciation de la narration se constate dans le peu de mots suffisant à décrire la façade d’un immeuble moderne. Pourtant, la beauté d’un bâtiment s’extériorise par la nécessité du récit qui la porte et sa dimension poétique. Aujourd’hui, la structure du récit a trop fréquemment tendance à être minimaliste. De ce fait, elle porte que très peu d’effort. Et puis, il y a également dans notre époque un rejet des aspérités qui paralyse l’esthétique.
Il en est question dans le livre ! D’ailleurs, il me semble que ton architecture est très genrée ; pour ce qui est du Mucem par exemple, j’ai l’impression qu’il existe presque un bras de fer permanent entre une féminité gracieuse que l’on perçoit en observant le bâtiment de près, et l’expression d’une robustesse associée à la virilité en le regardant de plus loin.
Oui, ce sont ces contrastes qui contribuent à apporter de la complexité ! Une grande partie de ce que nous soulignons avec Paul dans cet échange repose sur l’idée de la complexité de la beauté – bien que nos points de vue divergent parfois à ce sujet. Dans la conception architecturale, l’expression de la beauté se traduit de manière indirecte, avec une configuration quasi-érotique.
Les énergies créatrices semblent être exploitées à des fins détournées. S’agit-il d’une sorte de sublimation Freudienne ?
Exactement ! Et pour ne pas se vautrer dans de l’esthétique de supermarché, il est nécessaire que le schéma artistique soit présenté avec une trame littéraire. Si je fais une obsession sur la beauté, c’est parce qu’elle évoque pour moi une notion de dignité qui nous force à évacuer le banal.
Une notion d’évidence en quelque sorte ? Un objet de désir matériel ou immatériel qui nous attire vers la direction qu’il est convenable de prendre… La beauté comme incarnation perceptible du bien !
Oui, dans une époque durant laquelle c’est l’encéphalogramme plat en terme esthétique ! La beauté a même tendance à disparaître parce qu’elle est associée à une tribune bourgeoise.
Tu as déjà évoqué la trame littéraire comme élément initiateur de la création architecturale. Tu aimes notamment à citer Malaparte…
J’ai une grande affection pour l’œuvre de Malaparte que j’ai probablement lue dans sa totalité. Il y a justement chez Malaparte un aspect métaphysique de l’écriture ; ses textes matérialisent les multiples facettes de la désillusion ! Ce qui est intéressant en lisant Malaparte est que cela n’incite pas obligatoirement à un sentiment d’adhésion mais plutôt à l’introspection, à la remise en question. J’ai toujours considéré la lecture comme une puissance maîtresse capable d’imposer différentes actions de docilité. Commencer à lire quelques lignes, c’est renoncer un instant à la force de ses convictions et réclamer le temps d’un abandon, le pouvoir de l’influence qu’un auteur est capable d’avoir sur soi. Lire, c’est prendre plaisir à comprendre ce que l’on n’a ni pensé ni choisi !
En effet ! Avec chez Malaparte, une littérature teintée en permanence d’une sociologie sous-jacente. C’est cette culture italienne aux racines déchirées et déchirantes– celle de Malaparte, de Pasolini – qui te conduit à faire paraître des ouvrages dont la tonalité est fréquemment pamphlétaire ?
C’est un devoir citoyen d’être pamphlétaire lorsqu’on a la chance de pouvoir s’exprimer ! C’est aussi ma façon de concevoir la transmission. Bien que j’aie écrit plusieurs ouvrages, avant d’être un auteur, je suis un architecte et mes livres traitent essentiellement des thématiques que j’ai eu à côtoyer dans ma carrière ; la perception et la conception de la beauté, ou des points de vue à propos de la société…
A ce sujet – quelles que soient les périodes – il me semble que tu n’as jamais été un adepte des révoltes en vogue ! Tu t’es fait l’avocat d’un béton accusé par toutes les opinions publiquement considérées comme bienveillantes – tu te définis à présent comme un patriote dans un climat politique qui valorise la mondialisation…
Cela n’est pas dramatique. Concernant tous ces sujets, une place est disponible pour le débat. Mes livres sont lus et donc, ils emmènent à l’échange et à la réflexion. Cela conduit aussi parfois à entendre les propos de commentateurs invétérés considérant qu’il est plus important d’avoir une opinion sur Homère que d’avoir lu Homère, comme dirait Stendhal.
Il faut dire que tu es plutôt clivant ! Parmi quel casier identitaire intellectuel seraient à ranger celles et ceux qui n’adhèrent pas au combat que Paul Chemetov et toi présentez dans ce dernier livre ?
Je crois que l’incompréhension de certains est surtout liée à une perception trop superficielle. Pour comprendre un combat qui défend une économie territoriale avec des chaînes courtes de production/consommation, la valeur de l’effort comme point de naissance de la beauté, il est nécessaire de ne pas être déconnecté de la réalité du terrain. Il existe aujourd’hui en France une petite intelligentsia au sein de laquelle les révoltes populaires ne présentent aucun intérêt. Celles et ceux qui en font partie ne perçoivent parfois même pas les fondements du combat, tout simplement parce qu’ils considèrent inconsciemment qu’il n’est pas légitime de défendre les maçons, les électriciens, le béton, le travail – notamment celui des architectes – et même la beauté, ne représentant en rien une nécessité pour ces gens-là.
Concernant la beauté, la Dissertation sur les passions de David Hume propose dans un passage une belle analyse du plaisir pris à la vue de la beauté. Tu parlais tout à l’heure de désillusion ; que penses-tu de la désillusion ?
Déjà, que c’est un mal magnifique typiquement méditerranéen !
En parallèle avec l’expression impudique d’une soif de vivre typiquement méditerranéenne… Ça me rappelle ta formule pour définir la méditerranée ; « Un horizon démoniaque, une cicatrice… »
Une déchirure mentale dans laquelle il y a une paranoïa permanente…
Finalement, la quête inaltérée de la beauté devient presque une raison de vivre – voire une thérapie visant à guérir un mal de vivre…
C’est aussi une lutte permanente ; un besoin intarissable d’échapper à la morosité, à la peur et à la faiblesse.
La beauté comme remède surpuissant face à la névrose existentielle ! C’est Nietzsche qui prétendait que l’état dépressif survient systématiquement lorsque l’homme flaire quelque chose de laid. Chemetov est âgé d’une vingtaine d’années de plus que toi ; pourtant, il m’a semblé que de vous deux, celui qui parvient le plus aisément à composer avec l’époque actuelle, c’est lui ! Un peu comme si ses confidences représentaient le récit d’une existence apaisée et libérée des affres de la volonté, et que les tiennes sont justement encore empruntes d’une profonde désillusion, finalement symptomatique d’une relative jeunesse, d’un âge charnière…
Paul parvient effectivement à faire preuve d’une grande sagesse ; je me demande parfois comment il fait ! Là-dessus nous sommes très différents – par nature.
Cela probablement par rapport à ce que Schopenhauer qualifiait comme étant ce que l’on est ; le tempérament, le caractère. Dis-moi, si tu devais résumer en une phrase le message que tu as voulu porter dans Le beau, le brut et les truands, laquelle serait-elle ?
Qu’en tant qu’architectes, nous avons en responsabilité un des éléments de l’accordéon dans lequel il convient de souffler, dans les plis, un air harmonieux et sain permettant à chacun de prendre plaisir à ce qu’il fait et d’en être honoré. Également, que notre combat politique est de faire en sorte de revenir à un contact direct.
Tom Benoit
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*Lire la chronique Chemetov-Ricciotti, rien de nouveau sous le soleil ou le ciel pluvieux