Constitué d’individus de la même génération, un collectif d’architectes a créé en 2021 une revue critique d’architecture : POLYGONE. Quelle idée de lancer une revue uniquement papier ? A l’ère du numérique, c’est culotté. Le numéro 0 a pour titre PIRATE. Tout un programme !
La revue comme architecture construite
Sous la bannière de la piraterie, de jeunes architectes ont donc décidé d’imprimer une revue de 320 pages, au format 16 x 24 cm, à la française, avec une mise en page à la suisse où les textes sont valorisés autant que les visuels. De judicieuses respirations, ici ou là, confèrent à l’ensemble une belle tenue et l’envie d’y plonger pour s’enivrer de textes. « Enivrez-vous », dit Charles Baudelaire, « De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ». (Le Spleen de Paris, XXXIII, 1869, œuvres complètes).
Si le poème de Baudelaire vient à l’esprit après la lecture de POLYGONE, c’est peut-être parce que le combat semble le même dans les deux cas : combattre le temps, « pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps » !
Et le temps s’avère souvent un partenaire incertain pour l’architecte. Le temps du projet est souvent long. Ne parlons pas des jeunes diplômés. Soit, elles ou ils deviennent de sympathiques collaborateurs, en se disant, je reste salarié et prends de l’expérience, sans prendre le risque de m’installer à mon compte, et dans cinq ans je me lance. Quinze après j’en suis toujours au même point et je commence à en avoir ras-le-bol de travailler pour un ou une architecte qui tire les bénéfices de mon travail. Soit, elles ou ils s’inscrivent en libéral mais passent leur temps à enchaîner charrettes sur charrettes pour de multiples agences, et jamais pour soi.
Finalement rares sont les jeunes architectes qui s’installent dès la sortie de l’école. Il faut dire qu’ils et elles ont beaucoup à perdre (argent et/ou temps) car les concours se raréfient.
Alors que faire ? Que faire pour lutter contre le temps subi ? Comme vient de le faire POLYGONE : créer « une revue critique d’architecture et de société » !
Dans la note d’intention, paragraphe 8, page 5, il est écrit ceci : « La revue constitue la première construction du collectif POLYGONE mais également son propre espace de parole et de recherche ». Le ton est donné. Fonder un collectif permet d’optimiser ses capacités et ses moyens, et de devenir une personne morale, toujours plus simple juridiquement ou autres. Affirmer que la revue est LE premier projet du collectif démontre la volonté à ne pas résumer l’architecture à du BTP.
Merci de cultiver l’avant-garde, elle en a besoin car elle est à chercher presque vainement par les temps qui courent, surtout en architecture. Créer un « espace de parole et de recherche » laisse entrevoir des dialogues contradictoires au sein de la revue et de belles lignes de fuite.
Dans le chapitre 9, POLYGONE explique ses intentions. Le collectif souhaite mettre au même niveau l’architecture imaginaire et celle construite. « La revue POLYGONE ne désire pas seulement constituer une collection d’œuvres réalisées mais aussi un laboratoire d’essais et d’expériences. S’intéressant à ceux qui véhiculent leurs pensées autrement que par leur médium de prédilection, elle permet aux imprévisibles et à l’imprévisible de se révéler, en invitant des auteurs à théoriser et analyser leurs actions ou leurs productions ».
Le message est clair. La piraterie viendra plutôt des saltimbanques des autres disciplines qui utilisent l’architecture comme médium artistique. Avec l’espoir que quelques architectes hybrides ou défroqués viennent, tels des Aliens, se nourrir sur la bête pour mieux en ressortir grandis, contents de leurs méfaits, tels que des boules dans un jeu de quilles.
Dans le dernier chapitre, le 10, le programme exprime une volonté d’écrire les actes d’un nouveau paradigme de l’architecture avec la liberté d’expression comme ligne de crête à ne pas lâcher : « POLYGONE désire pirater la société, le métier d’architecte et les codes de la presse, autant dans la forme que dans le fond ». La dernière phrase utilise un ton amusé. « Elle (Polygone) aspire à se délester de la publicité commerciale, du papier glacé et des éloges peu sincères tout en prônant la liberté d’expression de ses auteurs ».
A la première lecture de la revue, l’allusion à la publicité résonne. Tout au long du foliotage, sur les pages dites nobles, en termes de business, des anciennes réclames de magazines de BTP viennent s’intercaler entre deux essais et servent de respirations. D’un autre temps, pas si lointain, celui des trente glorieuses, cette série d’annonces valorise l’amiante-ciment, la climatisation, les panneaux de particules, etc., tout y passe. Le bilan carbone est au top !
Avec le temps, toutes ces pubs prennent une dimension caustique. Elles ont presque le statut de caricature, voire de satire. Elles montrent la responsabilité des fabricants de matériaux du BTP dans les choix possibles donnés aux architectes et aux bricoleurs du dimanche. Nous apprenons, page 296, dans une postface, que cette sélection est due au duo d’architectes Berger & Berger. Belle petite piraterie !
Voici venu le temps d’évoquer le titre du numéro 0, à savoir : « Pirate ».
C’est quoi la piraterie en architecture ? Est-ce possible d’être un archi-pirate ?
Pour reprendre les mots de l’écrivain Italo Calvino : « Dans un monde contingent et vulgaire, l’ultime forme de subversion c’est l’élitisme ». Evidemment des dents vont grincer car un tel discours n’est pas audible, l’architecture, pour tout le monde par définition, ne pouvant être élitiste. Hypocrisie ! Il suffit de se promener dans les rues des villes, à la campagne ou dans le suburbain, rares sont les exemples d’architectures.
Ce n’est pas parce que vous assemblez quatre murs et un toit que vous faites de l’architecture. Nous avons le bâti que nous méritons, les élus idem. Ces derniers, à part quelques exceptions sont d’une incompétence notoire en termes d’architecture parce que, non formés le plus souvent, ils n’aiment pas l’architecture. Les élus adorent le monumental, le spectacle et la communication qui va avec, trois facteurs qui ne garantissent en rien d’accoucher d’une architecture.
La piraterie pourrait donc s’assimiler à réussir à dessiner et élever un édifice digne de porter le nom d’architecture, un acte devenu un acte de bravoure et élitiste, hélas. Mais vive l’élitisme pour toutes et tous. L’archi c’est comme l’art, cela se mérite !
Autrement dit, l’architecte serait un.e pirate quand il fait de l’architecture. Sinon, il serait un simple constructeur, doublé d’un gestionnaire d’activités. Après faut-il pour autant que les stars architectes soient les seuls à pouvoir délirer le monde au travers de leurs édifices démesurés, devenus des icônes célibataires, totalement hors d’échelle et au seul service du spectacle globalisé ?
Cette réflexion est au cœur du papier le plus mordant de cette somme – 320 pages – dédiée à la question de la piraterie en architecture. Dans « L’architecture mondialisée » (P240), Nicolas Houssais tape sur la dérive mondialiste de l’architecture et se paye le luxe de dégommer quelques beaux noms du star-système. Quel plaisir. Enfin des jeunes qui veulent s’émanciper des ogres de la profession. Le texte énervé de Houssais fait écho à son autre essai « La rue vers l’hors » (P50), qui sonne comme une profession de foi, « une lettre ouverte », « un appel » à pirater les normes et les concours, à ne pas forcément construire pour construire, mais à reconstruire un contexte favorable à l’architecture, pas à son simulacre, ou pire, sa dissolution pure et simple au profit de la construction.
La question du droit semble incontournable lorsque la figure du pirate est convoquée.
Avocate de formation, Marine Lecomte rappelle dans « Les pirates dans le droit et sur les mers » (P20) l’étymologie du mot « pirate » ; il vient du latin pirata, celui qui tente. Tenter donc cher(e)s architectes.
Marine Lecomte ramène volontairement au statut historique du pirate des mers et des océans. La piraterie autour de la Corne de l’Afrique et les nombreux migrants des mers permettent à l’auteure de dire à quel point le droit détermine le statut de pirate, à quel moment il est dans l’illégalité et à quel endroit il est dans la légalité. Ainsi ces pirates qui agissent sur les routes maritimes du pétrole : souvent relâchés, ils profitent du flou juridique entre le droit international et celui propre à chaque pays, notamment celui appliqué aux partages des eaux. En revanche, il se trouve que les bateaux qui transportent les migrants fuyants la terreur de leurs pays, pour des contrées soi-disant plus accueillantes, se voient taxer de piraterie. « Ces faits divers mettent en exergue un droit à deux vitesses : des pirates non poursuivis et des migrants poursuivis tels des pirates », écrit-elle.
Quentin Dejonghe, dans « (E)spasmes publics » (P82), continue dans cette veine. Il parle des sans-abri et comment les pouvoirs publics s’évertuent à contrer l’installation des personnes sans domiciles fixe par tout un attirail de mobiliers urbains contre leur confort minimum, surtout quand les touristes débarquent dans les centres-villes. Il finit par un magnifique poster au titre plein d’humour : Les 100 abris (2020). Pour représenter ces 100 mobiliers « design » il détourne l’esthétique du graphisme des modes d’emploi à la IKEA.
Graphiquement efficace, cela en dit long sur les millions dépensés pour exclure des gens le plus loin possible des centres urbains où tout le monde se mélange, au lieu d’affecter ces sommes à leur construire un toit digne de la solidarité du vivre ensemble. Pourtant toutes ces collectivités aiment placarder ce slogan sur les 4 X 3 publicitaires de leur cité.
Le sommaire du numéro 0 de POLYGONE indique les multiples exemples de pirateries existantes ou à prévoir dans un avenir proche. Malgré tout, après la lecture de ce numéro devenu collector (second tirage de 750 ex.), et avoir revisité l’histoire de la piraterie, la figure du pirate s’avère difficile à tenir pour un architecte, plus que pour un artiste par exemple. Corsaire, un synonyme du mot pirate aide à y voir plus clair, tout au moins à émettre une nuance.
Alors pirate ou corsaire ?
Finalement, en toute honnêteté, le corsaire sied mieux à l’habit de l’architecte. Son rapport aux pouvoirs tient plus du capitaine d’un navire mandaté. Les corsaires n’agissaient en période de guerre qu’avec une lettre de marque de leur gouvernement. Prenons le plus célèbre des corsaires français Surcouf, récipiendaire de la Légion d’honneur devenu riche propriétaire terrien. Pas mal pour un guerrier des mers !
D’un seul coup, nous pensons à quelques architectes contemporains, pas forcément les stars, quoique. Non, plutôt les maîtres d’œuvre qui font du « working shop » – les suiveurs – ou de l’architecture « corporate », et se goinfrent. Ne les citons pas, nous leur ferions trop d’honneur. En revanche, nommons certains corsaires à la limite de la piraterie. En France, Rudy Ricciotti et Patrick Bouchain me paraissent en être. A l’international, côté pirates, sans hésiter, je pense à Didier Faustino (Mesarchitectures), Santiago Cirugeda (Recelas Urbanas), ou encore Sam Jacob (SJS). Peu nombreux, ils voguent sur les océans de l’architecture, souvent planqués dans un recoin d’où ils sortent, à l’improviste, et là où ils ne sont pas attendus.
Peu importe, les intentions des membres du collectif POLYGONE sont claires. Ne gâchons pas notre plaisir avec ces architectes qui visent l’avant-garde et pas simplement des affaires pour les affaires. Quel numéro ! POLYGONE a frappé fort pour son premier opus.
Il est coutume au cinéma de dire que le long métrage le plus dur à réaliser n’est pas le premier mais le second. A suivre donc…
Christophe Le Gac
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Collectif POLYGONE : Félix Chicoteau, Quentin Dejonghe (curation éditoriale), Thomas Giroud, Nicolas Houssais (rédacteur en chef), Pauline Laplaige, Fabien Merveilleau – Graphiste : Ayessi Hessel.
POLYGONE – Revue critique d’architecture et de société, N°0 « Pirate », Décembre 2020, annuel, 30 €, 320 pages. https://revuepolygone.bigcartel.com/product/polygone-n-0-pirate