Les immeubles de logement mis aujourd’hui sur le marché sont des projets périmés, des produits atteints, comme de vulgaires yaourts, par leur date de péremption. Tribune énervée de Paul Chemetov, Grand Prix National d’architecture.
Les chroniques d’architecture ont publié deux lettres d’humeur, celle de Francis Soler et celle de Rudy Ricciotti. Tous deux Grand Prix national d’Architecture. A leur suite, me voilà invité à dire ce qui nous fâche dans notre actuelle condition d’architectes et le travail qui nous est demandé.
Si tous les Grand Prix disaient ce qui les insatisfait dans leur vie, leur situation dans la société, les projets qu’ils dessinent et ceux qu’ils construisent, nous aurions sans doute un diagnostic irréfutable et nous verrions que, par-delà la lutte de tous contre tous qui découle de la forme actuelle des consultations, nos maux sont partagés et que ce que nous proposons aurait sens, nous l’espérons, pour les pouvoirs publics et les investisseurs privés.
Tout récemment, François Leclercq et Laurent Girometti ont remis à Emmanuelle Wargon, ministre du Logement, un rapport sur le logement et ce qu’il devrait assurer. Le confinement a mis en lumière les insuffisances de bien des habitats, privés d’espaces extérieurs praticables et de surfaces intérieures capables d’offrir à chacun l’intimité de la chambre à soi chère à Virginia Woolf et des espaces de la vie commune conçus avec une attention nouvelle, attention portée notamment aux salles de bains comme aux cuisines, prenant jour par des fenêtres et à la ventilation naturelle de logements qui ne seraient pas mono orientés.
Son diagnostic vient confirmer et préciser le rapport Lemas sur la qualité des logements sociaux, comme le discours de la ministre de la Culture, l’étude d’IDHEAL et celle initiée par l’Ordre des Architectes.
Aujourd’hui, alors que le nombre de permis de construire accordés augmente à nouveau, allons-nous mettre sur le marché des projets périmés, des produits atteints, comme de vulgaires yaourts, par leur date de péremption ?
Un beau 3-pièces de 57 m² disent les brochures promotionnelles, avec vue sur l’avenir ajoutent-elles, alors que l’étude de François Leclercq prouve qu’en dessous de 62 m² il n’y a pas d’exemples de trois pièces durablement vivables. Ces cinq mètres carrés n’exigent aucune porte supplémentaire, aucun ascenseur de plus, aucune fenêtre, aucun évier ni aucune douche, seuls cinq mètres carrés de plancher et de sol et les mêmes à peindre en plafond.
Pourtant, des esprits pessimistes prédisent déjà que les prix vont exploser, les acquéreurs ne pourront pas suivre, ni les locataires payer leur loyer. Nous ne doutons pas que les frais financiers, les frais d’une éventuelle commercialisation, les coûts de structure et le bénéfice escompté ne peuvent être réduits, mais les cinq mètres carrés nécessaires pour rendre un 3-pièces habitable ne coûtent que quelques milliers d’euros.
Si les pouvoirs publics, du sommet de l’Etat au plus modeste Office d’HLM, si tous les investisseurs, les majors comme ceux qui ne construisent guère plus d’une centaine de logements à l’année voulaient réellement trouver la mine d’or des économies espérées, ce n’est pas en rabotant les honoraires des architectes, priés de n’être que les aquarellistes et les perspectivistes du permis de construire, privés de chantier comme de dessert, mais en s’attaquant à un tabou d’une autre grandeur. Celui du coût du foncier.
Pourquoi exproprier et au nom de quelle utilité publique ? Les terrains en zone urbaine ne valent cher que parce que les routes, les égouts, les écoles et les hôpitaux, les transports ont été payés par les impôts de tous.
Il semble plus décent en zone urbaine de payer le loyer d’un terrain. Aucun propriétaire ne serait privé de son droit sacré à la jouissance de son bien, aucun constructeur ne porterait en tête de bilan une dépense qui ne peut s’amortir qu’à la livraison des logements, au bout de quelques années quelquefois. Qu’attendons-nous ?
Au lendemain de la guerre, pour reconstruire les ruines, pendant les trente glorieuses pour loger ceux qui affluaient d’Algérie ou des campagnes françaises pour trouver en ville du travail, des formes inventives furent trouvées ; sans achat de la propriété, tout en permettant l’usage des sols : le bail à construction est une réponse, parmi d’autres.
Alors ? Faudrait-il pour y parvenir, un sauveur suprême, un nouvel homme providentiel ?
Sans attendre, répondons à tous ceux qui, désespérant de faire évoluer la situation actuelle, font valoir qu’un ébrasement de fenêtre, c’est plus qu’une fenêtre au nu intérieur, qu’un recoin est aussi un confort, que le linéaire ‘meublable’ est tout aussi important que la surface nominale d’un séjour, que tout cela est vrai, et qu’un logement bien dessiné sera toujours plus habitable que celui dont le dessin a été bâclé.
Rien ne justifie de construire, et pour un siècle, en tenant compte des normes et règlements actuels, un sous-habitat. Il se dit beaucoup de choses à propos des grands ensembles, et avec raison, mais il serait tout de même cocasse de constater que leurs logements, prévus pour durer 30 ans, étaient plus grands que ceux tout neufs et tout petits qui font le pari de croire que nous y vivrons en paix et tous ensemble…
Paul Chemetov
Septembre 2021