En feuilletant les revues d’architecture ou en cliquant telle une forcenée sur les webzines d’architecture, devant une énième façade tramée, exosquelette avec feuille de choux kale pour camoufler les EP, une question s’est alors posée : pourquoi, en 2021, l’architecture est-elle si chiante ?
A l’heure des réinventions permanentes et des innovations redondantes, un doute persiste devant tant d’architecture de ZAC et d’équipements publics sans âme livrés ces dernières années. Il y a bien quelques variations sur un même thème, ici un béton blanc, là un béton noir teinté dans la masse, parfois une structure bois visible. Du côté des réponses au programme, puisque les architectes peuvent encore parfois être force de proposition, une pièce en plus ou à l’usage indéterminé voit sonner le glas de la qualité architecturale.
Qu’est-ce qui, du point de vue du dessin et du concept architectural, différencie ou définit toutes les architectures de ZAC et de banlieue ? De Nantes à Strasbourg, de Lille à Marseille, de Paris à Bordeaux, les mêmes bâtiments, les mêmes blablas, les mêmes maîtres d’ouvrage pour les mêmes architectes. La France des ZAC ou la laborieuse monotonie de l’architecture. Quand une solution a été pertinente à Reims, le sera-t-elle à Toulouse ? Et pourquoi s’obstiner à dessiner ce qui montre déjà des signes de faiblesses si ce ne sont des ratés ?
Il est venu le temps de la grimace et de la lourdeur, à la ville comme à l’agence, et par voie de conséquence, de l’agence à la ville. Certes, la multiplication des normes et les difficultés de l’art de bâtir sont connues, les crises économiques n’aidant pas, mais ne seraient-elles pas que de mornes alibis pour expliquer que soit sapée la moindre ambition de se surpasser, au moins intellectuellement ? Puisque tout est joué d’avance, pourquoi chercher midi à quatorze heures ?
Les règles ne sont-elles plus faites pour être contournées ? Elles posaient de fait les règles du jeu pour « jouer ». Désormais, notre société a perdu le goût du jeu. Jérémie Pelletier (30 ans et directeur de la Fondation Jean-Jaurès), auteur de La fête est finie explique que nous vivons le temps des « Jean Moulins en jean moulant », celui des tristes sires qui passent leur temps à jouer les rabat-joie moralisateurs. Au risque de déraper, tout est surveillé, le petit doigt sur la couture du pantalon. Notre époque serait-elle aussi à la fois aussi imbue d’elle-même et sûre de sa production pour ne plus s’octroyer l’envie, le besoin ou encore la nécessité du jeu et du test ?
Tester une solution et admettre qu’elle n’est pas bonne, tester une solution et accepter de l’améliorer sont autant de façons de proposer. Or si le test échelle 1 reste complexe à mettre en œuvre, combien d’agences travaillent encore honnêtement avec l’esprit de la maquette d’étude, l’œil dans la fenêtre ?
Par ailleurs, le monde de la construction ne s’est jamais aussi bien porté. En France, ces dernières années, jamais autant de bâtiments (des logements pour la plupart) n’étaient sortis de terre. L’effet de concurrence, s’il permet souvent la disruption des idées aurait-il pour l’art de bâtir l’effet inverse ? L’uniformisation en réaction à quelques architectures ‘signal’ démodées un peu vite ? Mais comment une architecture se démode-t-elle si ce n’est quand toute la production s’uniformise alentours.
Aussi, une architecture propre et sans remous, bien tramée, bien ronronnante en bordure de parcelle serait-elle à l’abri d’être démodée ? Que serait-ce donc encore que cette utopie farfelue au mieux, prétentieuse au pire, de vouloir vaincre les couloirs du temps ? Comment imaginer qu’une architecture never-been puisse un jour être has-been ?
Où sont passées l’exaltation et la passion pour ce métier ? D’aucun feraient-ils alors « architecte » comme d’autre DRH ou manager dans une tour de bureaux ? Comme au cinéma, comme dans la vie, où retrouver de la magie quand tout est à ce point poli et sans dissonance. Où sont passées l’espièglerie et la fierté du travail bien fait, réalisé pour ce qu’il est : un lieu, un espace de vie et de représentation de la société conçu pour des dizaines d’années ?
Désormais, les banques d’images regorgent de bâtiments chaque fois identiques aux quatre coins de France et même d’Europe, jusqu’en Chine et au Brésil. Les architectes aiment à partager leur réalisations, les webzines à les relayer. A l’heure d’Instagram et autre LinkedIn, ce n’est sans doute pas par fierté de s’être surpassé mais pour s’enorgueillir d’en être l’auteur et du privilège de produire un énième bâtiment sans âme.
Nous vivons une époque sans doute complexe, dont chacun ne retient que l’aspect anxiogène où plus rien n’étonne ou ne détonne. Pourquoi les femmes et hommes de l’art, qu’ils soient architectes, cinéastes, écrivains, peintres ne sont-ils aujourd’hui capables que de réécriture, de réinvention, de reboot et autres « préquels » sans saveur ?
Dans l’entre-soi confortant croyances et convictions individuelles avec la complicité des organisateurs de tables rondes et autres conférences, rien n’est vraiment remis en question, comme si pris en étau entre maîtres d’ouvrage et politiciens, l’homme et femme de l’art n’en pouvaient mais…
Rien que le Covid et l’enfermement généralisé du monde aurait dû conduire les architectes à s’interroger, vraiment, sur nos espaces de vie. Après plus d’un an, les propositions restent aux mieux sommaires, sinon inexistantes. Sans parler de l’inaptitude chronique des maîtres d’œuvre à proposer des solutions viables au coût carbone de la construction. Le débat n’est-il pas capable de s’élever au-delà de la manichéenne opposition bois / béton comme réécriture de « le bon, la brute et le truand ». Qui est d’ailleurs le truand ?
L’antithèse d’une architecture chiante est-elle nécessairement une architecture bruyante et gesticulante : Batignolles phase 1 versus Chapelle International ?
N’existerait-il pas une troisième voie ? Celle qui n’oublierait pas systématiquement d’où elle vient, ni où elle évolue et qui marquerait enfin son lieu et son temps par sa qualité. Car la qualité, de l’espace, d’un dessin, d’une conception, d’une construction se voit et ne se démode pas. C’est peut-être pour cela que certaines références tournent en boucle dans la tête des architectes : Louis Kahn, Mies van der Rohe et dans une certaine mesure, Le Corbusier.
Que penser des deux ou trois concepts annuels, obsolètes avant d’avoir été lamentablement éculés et repris une ou deux années sans grand effet sur la qualité des concours rendus. 2019 avait eu le biosourcé (avant de comprendre que la pierre ne faisait pas partie de cette branche de la grande famille lowtech), 2020, l’anthropocène (que beaucoup n’ont toujours pas encore totalement compris) et 2021, télétravail oblige, ce sera chronotopie.
Bref une course aux gros et grands mots pour camoufler surtout la vacuité des propositions. Car ce n’est pas en mettant sur le devant de la scène quelques concepts ‘modeux’ que le langage gagnera en mots et que l’architecture perdra ses maux.
Au contraire, l’appauvrissement de la langue de la conception ne peut qu’aller de pair avec la mise à mal de l’élaboration des discours dans lesquels prennent vie les concepts et les dessins, et non l’inverse. Si les écoles enseignent, un peu, la technique, n’ont-elles pas pour autant oublié ces dernières années la culture, l’engagement ou encore l’esprit critique ? Ces exercices sont bien sûr difficiles à manier et demandent là-aussi un travail titanesque, bien au-delà de cinq années d’études.
En perdant les humanités, les dernières générations sorties des poulaillers des ENSA n’ont-elles pas de fait développé une allergie à l’élaboration d’idées, à leur défense et aux prises de risques calculées ?
L’architecture chiante a encore de beaux jours devant elle… Dommage.
Alice Delaleu