Il est une culture où l’emballage est plus important que la chose emballée, c’est celle de l’architecture contemporaine.
« Le trait du baroque, c’est le pli qui va à l’infini… En bas, la matière est amassée, d’après un premier genre de plis, puis organisée depuis un second genre… » (Gilles Deleuze / Le pli)
Si Christo et Jeanne Claude m’ont surpris il y a cinquante ans, aujourd’hui ils me servent de prétexte ! A l’époque, j’ai aimé la démarche parce qu’elle modifiait le regard porté, le Pont-Neuf avait alors une nouvelle écriture. Au même moment, Issey Miyake habillait les femmes avec des plissés infroissables, les formes devenaient informes sous l’effet du numérique et Gilles Deleuze écrivait Le pli. Je pensais alors que le baroque moderne avait découvert ses lettres de noblesse, les plis !
Aujourd’hui, trop souvent l’emballage est devenu lisse, aurait-on peur de faire des plis qui ressembleraient à un ornement ?
L’emballage de l’Arc de Triomphe renoue avec une longue histoire. En 1810, l’Empereur Napoléon Ier en a fait construire, par son architecte Jean-François Chalgrin, une maquette grandeur réelle pour donner l’illusion du monument achevé, en charpente, stuc et toiles peintes en trompe-l’œil. Alors que la première pierre a été posée en 1806, le monument en toile restera en l’état jusqu’en 1823 et l’inauguration officielle aura lieu le 14 juillet 1835. C’est ainsi que l’histoire a commencé, trente ans de chantier !
Par nature l’architecture est faite pour durer et l’évènementiel n’est pas de l’architecture, sauf s’il se calcifie. L’installation éphémère n’est peut-être pas de l’art, sauf à vouloir volontairement tout mélanger, tout rendre « relatif » ! De nos jours, l’importance du temps n’est plus la même et son incidence sur l’architecture se fait sentir.
L’architecture serait-elle devenue un art de l’emballage recyclable ?
L’analogie avec bon nombre de projets mérite la comparaison.
Christo et Jeanne-Claude ne pouvaient pas mieux choisir que l’œuvre de Jean-François Chalgrin, architecte des fêtes publiques, pour se livrer à cette opération de ravalement. A la lumière de l’histoire, c’est un art renaissant qu’ils proposent renvoyant l’édifice à ses origines. L’emballage relève d’un art qui se mesure ! Ça commence par 16 : les jours de présentation ; 14 M€ : le budget ; 2 5000 m² de toile en polypropylène sur laquelle a été pulvérisé un kilo d’aluminium, 3 000 mètres de corde rouge, 312 tonnes de structures en acier, 1 000 personnes mobilisées pour l’installation, deux mois de montage, cinq semaines de démontage… Il nous manque juste le poids de la toile, son épaisseur, le nombre de manilles, le RAL de la corde, le nombre de percements pour accrocher la structure métallique…
C’est beau ? C’est moche ? C’est intéressant. Cela donne à réfléchir sur le sens de l’architecture ou plutôt sur la perte de sens.
Quand l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude disparaît, le monument réapparaît dans toute sa beauté et ceux qui n’avaient pas encore compris ce qu’est l’échelle en architecture peuvent le découvrir. Ils peuvent également découvrir ce que signifie la modénature, les proportions et surtout le terrible malentendu autour du livre de Loos « Ornement et crime », slogan porté en bandoulière par tant de critiques d’architecture.
Christo aurait pu être plus radical et supprimer les plis, cela aurait réduit la surface de la toile et en même temps répondu aux exigences d’une modernité avide de frugalité. Il a fait une œuvre, la sienne, à partir d’une autre œuvre, l’Arc de Triomphe qu’il a mis en lumière et peut être en valeur, ce qui ne serait pas le moindre de son mérite.
Ce travail aura au moins permis de révéler un monument au pied duquel des milliers de Parisiens passent chaque jour, sans même le regarder.
La démonstration est faite que l’art change le regard sur le monde. La complexité dévoilée parle d’elle-même, elle vaut mieux que le simplisme, la nudité, le minimalisme et l’emballage offerts à notre regard actuellement.
En 1990, la grande moisson avait transformé les Champs-Elysées en champ de blé et le monde paysan avait fait de l’art éphémère sans le savoir. Une publicité pour les jeans Levi’s avait également représenté la place de la Concorde en pelouse ! Il nous en reste des images, des souvenirs. De quoi faire pâlir de jalousie ceux qui rêvent d’un Paris vert, une autre forme d’emballage urbain ! La démarche de Christo et Jeanne-Claude tombe à point nommé, voilà des artistes qui emballent, une attitude qui a tout pour plaire aux architectes devenus, par la force des choses, des empaqueteurs, des artistes qui s’ignorent tant ils verdissent les façades.
L’heure est donc à l’emballage. Des milliards pleuvent pour rénover, mettre aux normes. Masquer, démasquer… ce n’est plus une mode, c’est une nouvelle modernité censée répondre à l’urgence du réchauffement climatique qui impose la rénovation thermique. Bientôt il n’y aura plus de passoires thermiques et la qualité d’un logement va se mesurer à l’aune de ses performances acoustiques et énergétiques. Avec l’évolution des usages et les attentes du public, l’architecture n’a pas encore trouvé son équation, ou plutôt son adéquation.
En attendant, masquons, lissons, enveloppons et pour le reste on verra plus tard !
Pour certains, l’art n’a rien à faire ici, seule l’idéologie a sa place. Il faut aller vite, répondre à l’urgence, être minimaliste, frugal, respecter les monuments des années soixante dans leur sobriété esthétique même lorsqu’ils sont indigents ! Les milliards pleuvent pour changer la face de l’architecture, il faut emballer sans que ça se voie !
L’histoire se répète. Depuis le premier choc pétrolier de 1973, la question de l’enveloppe, celle de la vêture de la double peau, de l’attention à l’orientation, se pose sans jamais trouver une réponse satisfaisante. La représentation du monument, dans l’architecturale contemporaine, ne supporte pas autre chose qu’une enveloppe homogène. A croire que l’architecture ne peut produire que des monuments ! Erreur fatale de supprimer la vie, de supprimer l’échelle du quotidien de toute réalisation.
Le projet artistique qui emballe l’arc de triomphe de Jean-François Chalgrin montre l’importance du déballage révélateur, une façon de donner des lettres de noblesse à ce qui avait soudain disparu.
Avec le Pont-Neuf, projet resté vingt ans dans les cartons, la ville devenait un paysage, le plissé devenait aquatique et introduisait une connivence avec la Seine, il ouvrait la voie d’un nouveau rapport poétique avec la nature. Tant qu’à emballer, il fallait faire en sorte que ce soit beau, et ça l’était.
Trente-six ans plus tard, l’instabilité climatique, les économies d’énergie et l’idéologie frugale mettent le minimalisme sur le devant de la scène. Le monde se regarde différemment, « le voile en architecture », la résille, la mantille rendent monumental ce qui ne l’est pas. Le voile devient très vite porteur d’un contresens qui mérite d’être médité : pourquoi vouloir tout transformer en monuments, pourquoi refuser la diversité, la différence, la surprise ?
Retirez toute la modénature, le décor, les ornements et vous serez d’une modernité d’une actualité confondante ! Il faudrait repenser la modernité au pied de l’Arc de Triomphe alors que nous avons rejeté tous les outils qui permettent le changement d’échelle et l’adaptation à l’orientation ! La monotonie de la ville se construit sous nos yeux. Il faudrait que le roi soit nu pour que l’on comprenne enfin la nécessité de le couvrir, de le protéger, de le parer.
J’ai aimé le Pont-Neuf qui se plissait sur la Seine, j’ai aimé différemment l’idée d’emballer l’Arc de triomphe pour dévoiler ce que signifie le minimalisme comme idéologie dominante qui est une perte substantielle de sens. Les artistes auraient pu annuler complètement tout effet d’ornement et montrer, une fois pour toutes, l’inanité du minimalisme, montrer combien la nudité nous renvoie à notre incapacité à nous projeter dans l’avenir dès lors que l’histoire a été annihilée.
Il en va ainsi de l’architecture sans histoire, le sens se construit lui aussi. L’architecture s’est engouffrée sur cette voie dangereuse où il n’y a plus rien à voir ! On emballe les stades, les musées, les immeubles de bureaux et de logements ! On emballe pour isoler thermiquement, on emballe pour assurer l’harmonie, pour annuler les différences produites par les orientations et faire comme si le sud était partout.
Christo emballe un monument et les architectes ambitionnent de tout rendre monumental. C’est la formidable contradiction entre la modernité qui revendique l’autonomie de l’architecture et produit des objets monumentaux (quel que soit le programme ou le contexte), et l’architecture qui devrait être proposée aujourd’hui : environnementale, contextuelle, systémique, écologique. Une architecture qui devrait être plus attentive à la course du soleil, aux orientations et proposer des différences de traitements, des variations, une diversité naturelle.
L’histoire empile, rajoute, additionne, agrandit, réajuste et la ville en est le grand livre. L’emballage homogénéise, unifie, relativise et rend le paysage monotone avec le risque que l’architecture devienne l’art de la carrosserie, oubliant ainsi l’essentiel, son sens social et son utilité publique !
Dans ce monde d’instabilité climatique, économique et sociale, l’architecture demeure la seule valeur de stabilité, indispensable pour accepter la modernité du futur. L’architecture, qui a toujours entretenu un rapport singulier avec la nature, a une essence naturelle même lorsqu’elle s’étire vers le ciel. Elle reste le seul support d’une dimension compensatoire face à l’envahissement immatériel de notre environnement par le numérique.
Inutile de se voiler la face, le pied du mur est là.
« A demi connue, à demi rêvée, la ville ne s’est jamais dégagée de ce pli comprimé dès mon premier contact avec elle ». Julien Gracq / La forme d’une ville
Alain Sarfati
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