L’architecte nantais Ronan Prineau a conçu à Saint-Laurent-de-Mure pour le Groupe em2c, le premier crématorium animalier du Rhône, un ouvrage destiné à Seleste, société spécialiste des services funéraires animaliers. Tout comme Tchitchikov, le héros du roman noir de Gogol, l’avait déjà identifié en Russie, il y a bien en France un marché des âmes mortes, de plus désormais faites pour durer.
Ce projet près de Lyon s’inscrit dans un secteur en plein boom, Seleste expliquant en janvier 2022 que le pays compte 63 millions d’animaux familiers dont 1.6 millions décèdent chaque année, seuls 750 000 de ceux-là faisant l’objet d’une crémation. Tous les autres finissent à l’équarrissage. Il y a de la marge donc. De fait, Seleste a d’ores et déjà prévu, après les trois crématoriums qu’elle gère déjà en Ile-de-France et en Nouvelle-Aquitaine, quatre autres implantations sur le territoire. Ronan Prineau saura sans doute contribuer à cette expansion, lui qui était déjà lauréat en 2019 du concours du crématorium de Challans (Vendée), un crématorium pour humains celui-là.
C’est d’ailleurs à s’y méprendre. Le projet de Saint-Laurent-de-Mure, le premier d’une série donc, développera, sur un total de 1 700 m² SDP, « 783 m² dédiés aux process – chambres froides, fours, DASRI, stockage – (comme ces choses sont dites avec poésie. nda), et 507 m² réservés à l’accueil des visiteurs avec trois espaces familles (salon de recueillement et fenêtre de visionnage sur la salle technique) pour les cérémonies ». Quatre fours d’incinération sont prévus ; trois pour les petits animaux et un, plus important, pour les équidés.
Cela vaut pour les poissons rouges sans doute, au prix d’un hamster cependant. Au-delà de l’équidé, contacter la direction pour un devis ‘bûcher’.
« Un espace réceptif modulaire de 153 m² sera mis à disposition des associations, notamment celles de défense et de protection animales pour leurs réunions ou petits événements ». Le programme compte enfin 210 m² de bureaux pour l’administration. « En plus du jardin cinéraire, le site sera généreusement arboré sur 4 600 m² afin de créer un écran végétalisé en périphérie de la parcelle ».
Les fleurs, le foin ainsi que les sacs à crottes sont offerts par la maison. N’oubliez pas de passer par la boutique en sortant et pensez à nous pour vos futures séquences émotion. Chèques-vacances acceptés.
Bref, des crématoriums animaliers tout ce qu’il y a de correct apparemment.
Dit autrement, les gens ne votent pas mais ils mettent leur chat dans l’urne ! Si l’architecture est le reflet de la société dans laquelle elle est édifiée, de quoi ces crématoriums d’un nouveau genre sont-ils le nom ?
D’abord vérifier de quoi il s’agit quand il est question d’un animal. Il ne peut pas s’agir en effet de tous ces chiens et chats de nos villes, castrés à jamais sans avoir connu rien d’autre, et gavés de croquettes capables de rester six mois dans un sac sans pourrir ? Ces choses-là sont-elles encore des bêtes ou une vision stylisée, énamourée, de l’animal ? Un « animal » qui ne se reproduit pas, qui ne chasse pas, qui doit vivre souvent seul, qui ne voit ses copains et copines que de loin en loin au bout d’une laisse sans même le droit d’aller les renifler pour faire connaissance ?
Que la mort d’un animal de compagnie – même une grenouille – qui a grandi avec les enfants remplisse la maisonnée d’une tristesse passagère, pourquoi pas, faut-il pour autant en faire toute une affaire pour la communauté ? Avant, il suffisait d’enterrer l’animal dans le jardin avec une petite cérémonie et chacun des participants en gardait à vie un souvenir ému. Sinon le vétérinaire se chargeait de faire disparaître le cadavre et il savait le faire discrètement devant les enfants.
Il faut croire que cela ne suffit plus pour « faire son deuil » et le crématorium animalier évidemment s’impose. Personne n’a encore l’idée – mais ça peut venir – de construire des incinérateurs à nounours ou à doudou, cérémonie de recueillement incluse, puisque c’est peu ou prou ce que sont devenus nos ‘animaux’ urbains, des doudous animés. Quant à l’équidé, il faut vraiment que le cheval ait rapporté beaucoup d’argent à ses propriétaires pour mériter une mort digne, et encore il n’y a que les mafieux pour faire sonner les cloches de toutes les églises avant d’incinérer une vieille carne dopée à mort. Sinon l’abattoir coûte moins cher et l’équidé il est tout équarri.
Bref, pendant que le ciel tombe sur la tête de la moitié des habitants de la planète, chez nous et bientôt près de chez vous, surgissent des crématoriums animaliers de grand standing, où même les cheiks des Emirats viendront peut-être y crématiser leurs faucons et leurs dromadaires favoris pour une dernière séance bien dans l’air du temps occidental.
Pour autant, l’industrie des cadavres humains, avec ou sans cérémonie, doit également faire face à de nouveaux défis tout aussi bien dans l’air du temps, avec des enjeux dont les architectes risquent à terme de devoir s’emparer tout pareil. Avantage aux égyptologues.
En effet, depuis presque vingt ans maintenant, les services funéraires d’Europe de l’Ouest font face à un phénomène nouveau. Les morts – nos morts – bien qu’enterrés, ne se décomposent plus aussi vite qu’avant et tant qu’ils ne se décomposent pas, ils continuent d’occuper toute la place.
Cette étrange manifestation, d’abord signalée en Autriche et en Allemagne, a gagné le nord et l’est de la France, comme le rapporte encore la Voix du Nord en 2018 ou France Inter en 2020. « Les corps mis en terre il y a trente ans ont l’air d’avoir été inhumés la semaine dernière », révélait dès 2004 Walter Müller, un entrepreneur de pompes funèbres de Berlin dans The Sunday Telegraph (cité par Courrier International).
Les causes de cet embaumement que même les meilleurs praticiens de l’Egypte ancienne n’auraient osé espérer donnent lieu à spéculations diverses. Les cercueils grand confort et hermétiques (HQH) ayant remplacé les planches en sapin seraient plus longs eux-mêmes à se dégrader et empêcheraient de plus aussi bien l’air que les bestioles et autres bactéries de pénétrer et faire leur œuvre dissipatrice.
D’aucuns soupçonnent cependant tout aussi sérieusement que nos corps, nourris leur vie durant de conservateurs chimiques de toutes sortes, n’en finiraient plus de se décomposer, au risque, le progrès aidant, de ne plus jamais redevenir poussière. Il est vrai que s’il est aujourd’hui possible de conserver du lait pendant six mois dans sa voiture au soleil, à force d’en avoir bu, un cadavre doit pouvoir en effet se conserver tout seul dans un garage ad vitam aeternam, et garder de plus un joli teint rosé grâce aux nitrites de l’industrie charcutière.
Si ça se trouve, même les asticots sont écœurés, ou alors grignoter du cadavre pollué autant que nous le sommes désormais les rends stériles et eux aussi sont en voie de disparition.
Ce qui nous ramène aux crématoriums. Peut-être devient-il tout aussi dangereux de brûler les cadavres, humains et animaux contemporains confondus, car qui sait quel nouveau précipité chimique absolument affreux peut encore s’échapper dans la fumée.
Il demeure que l’initiative de Seleste, et le soin apporté au projet par l’architecte Ronan Prineau, témoigne s’il en est encore besoin que, quoi qu’il se passe dans le monde, de la Syrie au Brésil, tout va d’évidence quand même super bien en France pour qu’un crematorium animalier devienne une telle préoccupation, au point que des investisseurs y voient une niche fabuleuse à exploiter. La fin du monde ? Quelle fin du monde ?
Bref, aujourd’hui, même les âmes mortes ont de beaux restes, au moins pour les quarante ou cinquante prochaines années qui suivent le décès apparemment. Et, comme chacun sait, au temps des momies, les concours d’architecture pour l’article funéraire prestigieux n’ont pas fini de fleurir.
Christophe Leray