Pour le coup, on ne peut pas dire que c’est de la faute des Arabes ou des musulmans, ce sont des blancs de blancs, bien chrétiens, des Slaves, qui tapent méchamment sur la tête de leurs cousins. Pour autant, c’est peut-être bien une autre guerre de civilisation qui est menée et une autre sorte de fou de dieu qui nous sonne les cloches. La preuve par l’architecture, quai Branly à Paris.
La guerre en Ukraine est le résultat d’un ensemble complexe d’éléments multiples qu’il est quasi impossible de résumer en quelques mots et qu’il ne m’appartient pas ici de schématiser. Il est possible cependant de décrypter l’un de ces éléments au travers de l’architecture, juste sous nos yeux, à Paris, quai Branly, sur une parcelle immobilière de choix ; les bateaux-mouches ne peuvent pas le rater.
Il n’a échappé à personne la façon avec laquelle Vladimir Poutine a su instrumentaliser la religion pour affermir son pouvoir, à tel point qu’en à peine deux décennies, il a transformé un pays laïque, au sens communiste du terme, en un pays confit en dévotion.
Voyons, le 5 mars 2016, Paris voyait inaugurée une nouvelle église orthodoxe russe – pardon, le Centre culturel & spirituel orthodoxe russe de Paris* – du quai Branly en présence du vice-Premier ministre de la fédération. Il ne s’agissait en réalité que de la pose du dôme central – neuf tonnes, 12 mètres de haut, 11 de diamètre – que l’architecte, Jean-Michel Wilmotte, décrivait alors comme un « phare urbain dans le paysage parisien ». Des dômes, il y en a cinq, chacun orné à la feuille d’or. Sur un bâtiment massif et hospitalier comme une forteresse. La véritable inauguration avec les grands chefs à plumes aura lieu quelques mois plus tard.
Le maître d’ouvrage ? Vladimir Poutine lui-même et il ne lui a pas fallu longtemps pour élever en plein Paris un temple à sa gloire, ou presque ! Personne n’a alors remarqué qu’il était déjà un peu mégalo le maître d’ouvrage. Au contraire, la république laïque lui a déroulé le tapis rouge, Nicolas Sarkozy, président béat fraîchement élu, convaincu par le Patriarche Alexis II de « l’importance du renouveau spirituel en Russie et [du] rôle que joue l’Église orthodoxe russe dans la reconstruction de la société russe ».
Un renouveau souvent sincère dont Chroniques se faisait très tôt l’écho.** Mais le rôle de l’église dans la « reconstruction de la société russe », nous n’avions encore rien vu.
Bref, dès 2009, la Russie emporte au nez du Canada et à la barbe de l’Arabie Saoudite ce terrain mis en vente par l’État : 4 200 m² quai Branly à Paris, sur l’ancien siège de Météo France, à deux pas de la tour Eiffel. Dit autrement, le Canada jamais ni assez riche ni assez puissant, sur ce ‘prime real estate’ parisien, comme on dit à Wall Street, c’était soit une mosquée soit une église orthodoxe, ce qui montre bien que des cheminements idéologiques à peu près similaires étaient déjà à l’œuvre en même temps.
Poutine a su se montrer convaincant et, de mémoire de Parisien contemporain, nul édifice religieux de cette dimension, surtout sur un tel site, ne s’est construit aussi vite, un autre tribut sans doute à l’efficacité poutinienne. Et les touristes américains et chinois de s’extasier pendant les prochains 500 ans – le temps que prendra la reconstruction de Notre-Dame – devant les dômes dorés de l’église de Poutine le long de la Seine. Même si c’est pareil, ils ne sauront jamais pourtant que cela aurait pu tout aussi bien être une mosquée. Poutine peut bien ricaner du paradoxe et se fiche de nous. S’il était là, il signerait des autographes.
Personne alors n’a compris l’affront. Pourtant, pour en saisir l’échelle, il faut imaginer pour la France, en retour de ses bonnes manières, construire une cathédrale à La Mecque ou, sur la Place rouge, un temple LGBTQ2+ nommé ‘The Golden shower’. Les dirigeants de ces pays riants ne considéreraient-ils pas de telles intentions comme un acte de guerre ?
Puisqu’il est question de guerre, se souvenir que cette église orthodoxe bâtie dans le jardin d’élus obséquieux était déjà, surtout, un moyen de marginaliser l’église orthodoxe d’obédience ukrainienne, ou de Constantinople, historiquement le lieu de rendez-vous des orthodoxes à Paris.
Je ne suis pas spécialiste de l’orthodoxie orientale, et ceux-là m’excuseront ou me feront parvenir leurs précisions, mais du point de vue de l’architecture, ce « centre culturel » ressemblait fort au début d’une politique brutale de légitimation du schisme dont la politique de Poutine est à l’origine, affirmation aujourd’hui à l’œuvre en Ukraine. Quand il aura fini, il n’y aura plus qu’une seule église orthodoxe, la sienne, et, pour le citer quant à l’avenir de la singularité des Ukrainiens, « un seul peuple russe ».
Les schismes religieux, il n’y a rien de tel pour enflammer les esprits et multiplier les cadavres, demandez aux chiites et sunnites musulmans ce qu’ils en pensent. Qui sait si la guerre en Ukraine n’est pas qu’une vaste Saint-Barthélemy ? Noter d’ailleurs que l’invasion en cours fait plus de morts en une après-midi que vingt ans de terrorisme en Europe. Pour les réfugiés, le passe vaccinal sera réclamé aux frontières ?
Ici, à Paris, nous pouvons ainsi deviner que l’offensive vient de loin. Ce « centre culturel » parisien trahissait déjà les intentions ‘civilisatrices’ de Poutine dont toutes les chancelleries occidentales font aujourd’hui mine de découvrir la détermination aussi patiente que néfaste.
Comme pour tous les fous de dieu (ils ne manquent pas dernièrement), Il y a donc bien quelque chose de civilisationnel dans la détermination féroce de Poutine à anéantir l’Ukraine.
Un déterminisme culturel qui échappe cependant sans doute aux pays (40 sur 193) qui le 2 mars 2022 se sont abstenus ou ont voté contre la résolution de l’ONU exigeant que la Russie « cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». Parmi eux, des pays africains prudents et les affidés habituels de la Russie mais, surtout, les quatre autres partenaires du BRIC, le groupe composé depuis 2011 du Brésil, de l’Inde, de la Chine, de l’Afrique du Sud, et de la Russie donc. Bonjour le club des cinq ! Pas tout à fait des nains comme le Luxembourg, le Liechtenstein ou Monaco et Le Vatican qui comptent leurs divisions. Sans parler que la Chine soutiendra toujours la Russie, même en se pinçant le nez. Dit autrement, avec ce vote de l’ONU, si Poutine l’emporte, c’est une nouvelle carte du monde qui se dessine.
Remarquez, s’il faut vraiment dans le nouveau monde post-covid repartir de zéro, au pays de Raspoutine, il est permis de craindre que le camarade Vladimir soit porté par une inspiration supérieure sinon mystique. Comment dit-on Armageddon en russe ?
Toujours est-il, à l’heure où ces lignes sont écrites, qu’en Ukraine les vaporisés orthodoxes des deux camps, et les athées parmi eux, se comptent par centaines, par milliers peut-être déjà. Nul doute que leurs coreligionnaires en leur palais parisien désormais connu sous le nom de « Cathédrale orthodoxe russe de la Sainte-Trinité », sauront en toute bonté prier pour leurs âmes mortes.
Christophe Leray
P.S. – Ah tiens, depuis le 3 mars 2022, le centre culturel et spirituel russe est « fermé temporairement ». On se demande bien pourquoi… En revanche, les églises orthodoxes ukrainiennes rue de Palestine (XIXe) et rue des saints-Pères (VIe) sont ouvertes et acceptent les dons.
P.S. bis – Pour ceux qui ont lu l’édito Bienvenue à Kharkiv, Ukraine : son école d’architecture, son centre équestre, sachez qu’Oleg Drozdov et son équipe ont pu quitter Kharkiv. Le mardi 8 mars, ils se trouvent à Lviv, dans l’ouest du pays, où ils construisent des abris pour les réfugiés.
* Lire notre article Poutine maître d’ouvrage, ça dépote
**Voir la chronique-photos Avec cette bûche, tu bâtiras mon église