«Devenez ce que vous êtes», déclarait le commissaire Maigret. «L’utilité et la simplicité devraient être des idées partageables», semble lui répondre Jacques Ferrier. Tous deux partagent une insatiable curiosité. Mais ce que déplorent les malfrats ayant affaire au premier, les maîtres d’ouvrage du second s’en félicitent. Portrait d’un architecte en fin limier.
Dans son ouvrage intitulé La poésie des choses utiles (Birkhauser), c’est à partir d’un voyage en train que Jacques Ferrier débutait sa réflexion quant à la «permanence d’ouvrages sans architecture (hangars, entrepôts, usines, etc.), alors que ça et là des constructions criardes et démodées rappellent ce que fut l’architecture convenable d’il y a dix ou vingt ans».
Pour sa part, le commissaire Maigret est apparu pour la première fois sous la plume de Georges Simenon dans un roman feuilleton intitulé La maison de l’inquiétude puis ensuite dans un roman proto-Maigret, c’est-à-dire avant la série de romans devenus célèbres, intitulé Train de nuit. C’est dans un train que l’on entre dans le site de l’architecte.
Jacques Ferrier reçoit dans son bureau, dont l’organisation n’a pas changée d’un iota depuis la dernière visite, en juin 2004 (lire notre précédent portrait Jacques Ferrier entend influer sur la réalité, une ambition démesurée). Depuis l’architecte a acquis une reconnaissance qui, sans égaler encore la renommée de Simenon et de son personnage fétiche – tous deux voyageurs impénitents -, lui permet à son tour d’envisager d’élargir son horizon géographique de prospective. Ce qui s’avère une conséquence logique de sa démarche d’architecte.
«Quand je lis Simenon…». La conversation était partie sur une remarque. En quelques années, Jacques Ferrier semble avoir réalisé un tour de France des icônes architecturaux comme le ferait un compagnon consciencieux avant de penser à son chef-d’oeuvre. Des travaux de recherches – la maison individuelle, le bureau, la tour -, des réalisations – un aéroport, un musée, une Cité de la voile, des logements, un tramway – et des concours ayant trait à une gare, un palais de justice, au domaine hospitalier, un siège social en Champagne. Il vient même d’être invité par Technal à concevoir son prochain stand pour Batimat. Nous en oublions sans doute.
Certes chacun sait que, pour un architecte, les résultats des concours et consultations sont en partie aléatoires mais une telle diversité de production en si peu de temps ne peut pas être entièrement due au hasard. Il y a donc une volonté marquée de faire le tour d’un sujet et de passer à un autre. Comme de compter les duels sur la crosse d’un fusil de chasseur de tête ?
Jacques Ferrier sourit. «En fait cela correspond à l’un des traits de mon caractère qui est la curiosité, laquelle peut être un défaut ou un moteur mais qui m’engage à aller voir ailleurs», dit-il. «Je me suis toujours intéressé à l’architecture mais le point de départ de cet intérêt est le projet, pas la forme. Penser à la forme est fonctionner dans un système fermé où l’on reste dans l’architecture, ivre de son vocabulaire, dans sa bulle. Pour moi, le moteur du projet est la compréhension de la situation. Maigret, même si c’est le chef, veut faire ses enquêtes lui-même, il se déplace lui-même dans un milieu, dans une ville, dans un métier – d’ailleurs tous les métiers y sont passés -, il veut comprendre lui-même la situation avant d’échafauder la solution. Son projet : résoudre l’énigme».
Comme son alter ego de roman, si l’architecte prend ainsi le temps de s’imprégner d’un lieu c’est parce qu’il a le «privilège, comme un enquêteur, de se promener partout». Ce qui l’a motivé pour le concours de l’Airbus Delivery Centre Saurous à Toulouse, est la découverte de l’aéronautique et d’un aéroport. Ce qu’il retient du Siège social des champagnes Piper& Charles Heidsieck est d’avoir découvert le monde de la production de champagne, visité les caves et l’unité de production. Pour la Cité de la Voile de Lorient, il a «hanté» les lieux qu’avait fréquentés Eric Tabarly.
De cette curiosité naissent le plaisir et les visions qui mettent en route la «mécanique» du projet et lui permettent de «donner une sorte d’interprétation et d’intervention» dans le domaine en question. Viennent enfin l’architecture et, après la «mégalo» de tout acte d’architecture, la forme qui «fige» le projet. Bref, depuis deux ans, l’extrême variété de son travail met en route sa «capacité à réfléchir».
D’ailleurs, il pense que cette variété n’est pas tant le fruit de concours, sinon de circonstances, que de la volonté affirmée de maîtres d’ouvrage qu’il participe à leurs consultations, souvent d’ailleurs contre des agences autrement puissantes et connues que la sienne, car «ils ressentent cette motivation à essayer de les comprendre». Lui dit comprendre leurs motivations. Dans ce bureau, la rigueur de l’inventeur de «l’esthétique de l’efficacité» prend soudain un aspect bonhomme.
La méthode, semblable à celle du célèbre commissaire, s’inscrit donc dans une démarche d’auteur. Autour de lui, une équipe rapprochée de six «architectes directeurs de projets associés» (Antoine Motte, Delphine Migeon, François Marquet, Stéphane Vigoureux, Stéphanie Bru, Corentin Lespagnol) le connaît parfaitement, ayant avec lui vécu depuis six ou sept ans toute les aventures de l’agence ; l’occasion pour Jacques Ferrier de rappeler que, selon lui, un architecte peut être créatif et s’épanouir dans une agence sans forcément créer la sienne propre.
«C’est un travail collectif ; tous les projets dont nous parlons doivent être divisés par cinq ou six», dit-il, certain que ses maîtres d’ouvrage identifient très vite le talent de ses collaborateurs. Cela dit, aucun projet ne lui échappe. «Je suis le garant de l’agence, le directeur artistique en chef. Nous tendons à une architecture de l’insistance, c’est-à-dire que le travail de l’architecte n’est pas de faire de nouveaux projets tous les matins mais, au fil des bâtiments, d’approfondir des thèmes et des idées, que les situations et contextes se croisent avec un travail identifié».
C’est pourquoi Jacques Ferrier considère que son travail, s’il est varié, n’est pas éclectique tout comme Maigret ne visite jamais deux fois un même lieu mais s’en tient toujours à une méthode éprouvée, faisant fi des effets spéciaux. Pour l’un et l’autre, c’est le feu qui compte, pas l’artifice. Du coup, l’architecte limouxin (une trace d’accent arrondit des opinions parfois acérées) se dit intrigué et déçu par les «agences de stars» engagées dans une surenchère d’images nouvelles. «Le contexte consommateur de signes et d’images poussent les agences à épater la galerie», dit-il. «C’est dangereux car on risque d’avoir un réveil difficile si l’architecture devient une production d’images étonnantes. Nous sommes passés d’un extrême à l’autre, de ‘l’objet-valise’ des années 60 à une autre forme de banalité, l’objet excentrique, l’excentricité devenant le refuge de l’architecte ayant peur de perdre sa légitimité». «Nous n’avons pas besoin de nous faire remarquer pour dire qu’on existe», relève-t-il, à bon droit semble-t-il pour ce qui le concerne.
Lui parle donc de «projet de conviction» et en veut pour preuve qu’en travaillant, par exemple, sur des programmes de développement durable, l’architecte continue d’avoir un vrai rôle à jouer. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il a abordé la recherche sur la tour Hypergreen, matérialisée avec son projet de Tour Phare.
«Notre réflexion s’articulait d’une part autour de l’accès à la ville avec un rez-de-chaussée ouvert et les premiers étages accessibles au public, et d’autre part autour du concept d’une tour durable, économe en énergie et en matériaux», explique-t-il. «Il ne s’agit pas de gesticulation formelle mais d’une idée de fond qui créait une image très forte et argumentée sur les sujets actuels de la société».
Lui reste aujourd’hui à faire la démonstration qu’on peut construire cette tour entièrement ventilée, dont on ouvre les fenêtres et économe, selon lui, en tous points de vue. Il finalise aujourd’hui avec André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux (92), les études de faisabilité d’une tour construite en centre ville. «La tour doit être un point de densité dans le tissu urbain. Le monde entier vit dans des grandes villes et la question de la densité et de la hauteur se pose. A cet endroit, à Issy, il y a le métro, le tramway et faire une tour permet de dégager l’espace pour un jardin», assure-t-il.
Ce qui le l’avait pas empêché, en prenant acte du désir des Français de maison individuelle, d’accepter l’offre de revisiter la maison Phénix. Concept office, maison Phénix, Tour Hypergreen… Autant de projets de recherches financés par des sponsors privés. A ce titre, sa première réalisation (avec François Gruson, en 1993) – le centre de recherche de l’école des mines à Evry – outre qu’elle lui valu le prix de la première œuvre, s’est révélée fondatrice pour son futur modus operandi.
En effet, l’enquêteur Ferrier se plongeait avec ce premier client dans le monde de la recherche. Et que découvrit-il ? «Que 100% des projets de recherches étaient financés par le privé et qu’un chercheur devait exceller autant dans ses recherches scientifiques que dans ses recherches de sponsors». Du coup, rapidement, la question s’est posée à lui : peut-on, en marge des concours, faire de la recherche pure ? Il a décidé de répondre par l’affirmative. Quand il s’est mis en quête de financement pour Concept Office, tous ses premiers interlocuteurs lui ont dit non – lui-même ne fut pas loin de penser «faire une connerie» – jusqu’à ce qu’EDF accepte la proposition. Ensuite Phénix est directement venu le voir puis Lafarge fut rapidement convaincu. Il a aujourd’hui un nouveau sujet de recherche en tête.
Il en a gardé un goût pour les laboratoires mais, surtout, a déduit qu’il est possible de faire autre chose «qu’un monument megalo», qu’une approche environnementale, vertueuse peut produire des images fortes non à cause de la forme mais grâce à des performances. «Notre but est de construire cependant, nous ne sommes pas un labo mais des avancées se font à partir de ce type de recherches, lesquelles nous offre la légitimité qui nous permet de participer au débat».
Cette pratique d’auteur se traduit également par une autre exigence. «Le chiffre d’affaires n’est pas le but», dit-il. Jacques Ferrier aurait pu facilement capitaliser sur ces recherches ; «la tentation de la curiosité est de dire oui à tout – ce serait facile à faire, nous refusons des consultations mais je ne veux pas produire à la chaîne mes propres idées», dit-il. Plutôt, il a décidé d’élargir, comme le faisaient Simenon et Maigret au fil de leurs pérégrinations, le champ de ses promenades.
Il a ainsi décidé d’aborder la Chine avec circonspection, pas plus de deux projets par an, sur des sujets «très intéressants» ; il accepte la proposition d’un maître d’ouvrage croate parce qu’avant de venir le voir, il est allé visiter ses réalisations. «C’est un compliment quand les gens voient la cohérence de notre travail. On s’aperçoit, par rapport aux débuts de l’agence, que les gens nous accordent plus de crédit et nous font plus confiance pour des projets inédits». En Croatie, il s’agit cette fois d’une consultation pour une ville portuaire. Une nouvelle enquête pour Jacques Ferrier qui fait le lien entre le port et le développement durable comme il le fait entre la cité de la voile et Hypergreen. Deux fois finaliste du Grand Prix de l’Architecture, Ferrier sait-il que Maigret refusa finalement de devenir commissaire divisionnaire ?
S’il est désormais plus assuré de sa démarche – oublié les moments de stress et d’angoisse quand il se lançait, comme avec Concept Office, dans un projet nouveau sans commande, sans site, sans programme et sans client – il se demande quand même ce que les années à venir réservent à l’agence. «Cela reste un peu angoissant car nous ne sommes jamais complètement maître de la situation. Mais je suis plus serein, j’assume mieux désormais mon côté touche-à-tout : écrire, faire des livres, des projets, de la recherche, enseigner… Tout cela converge vers ce que j’aime faire et n’est pas contradictoire ni complètement étranger à ma production», dit-il.
Au final, il se dit de toute façon obligé d’être fidèle à ce que les gens attendent de lui, soit «proposer constamment de nouvelles pistes». Une profession de foi que n’aurait pas reniée Maigret.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 2 mai 2007