Avec ‘Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020’, l’architecte Michel Kada’an Bourdeau revisite pour Chroniques comment l’architecture et la pratique des hommes et femmes de l’art ont évolué en quarante ans à peine. Troisième partie (III/IV)* : Nouveau millénaire, nouveaux prophètes et tangue le cœur des architectes.
Transposer en numérique la cosa mentale du projet avec le vocabulaire architectural d’avant serait une hérésie. Mais proposer de nouvelles formes et de nouveaux espaces de lumière avec nos nouvelles machines est notre travail et notre joie, celle du génie de l’esprit humain.
Depuis l’architecte Imhotep (son nom signifiait « celui qui vient en paix »), l’entrée dans un nouveau millénaire s’est produite cinq fois. Beaucoup de superstitions s’accordent sur le caractère magique de ces passages, mystérieux ou mystique.
En Europe, tout nous était promis : paix assurée, continent unifié, Mur tombé, blocs abattus, démocratie acquise, avènement des idéaux libertaires initiés en Californie tout au long des années ‘60. Pour nous, le nouveau symbole aura été l’euro monétaire. On a vite vu : baguette de pain à 4,19 francs en 2000 puis 6,56 euros en 2020. Coût moyen de construction de 1 m² de logement en 2000 : 1 000 euros, 2 000 en 2020.
Parallèlement la dette publique de la France, « au sens de Maastricht », passait en vingt ans de 60% à 110% de son PIB. Dans le même temps, la part de l’industrie manufacturière dans l’ensemble de notre économie était divisée par deux. Nous devions avancer à marche forcée sur ce chemin sacrificiel, en serrant les dents, parce qu’il y allait de l’accomplissement du projet des Lumières éclairant la planète-monde.
Francis Fukuyama annonçait que la fin des dictatures laisserait place à la démocratie libérale et à une économie de marché libérée et sans entraves. Mais, lorsqu’une ou plusieurs idéologies disparaissent, d’autres naissent ou renaissent. Nous souffrons, certes, mais dans les plaisirs incessants raillés par Philippe Muray avec son Homo Festivus : consommer, jouir, dépenser, gaspiller, détruire la Nature.
La fête occidentale a été troublée sept ans après l’entrée dans le millénaire par la grande crise immobilière nord-américaine, vite exportée en Europe. Première alerte. Re-endettement, re-planche à euros et à dollars, re-emprunts d’Etats, re-chômage. La machine repart mais cette fois-ci en pointillé.
Chacun comprend bien que le sursaut occidental ne trompera plus personne. Les forces sont ailleurs, en Chine, en Inde, en Afrique. Ici, les architectes se débattent dans une noyade lente : faire la planche, les yeux tournés vers des cieux plus cléments. Ils commencent alors à se tourner vers de nouveaux prophètes : les écologistes rousseauistes.
La machine d’Etat, toujours avide de légiférer, le comprend bien et produit de nouvelles normes en codifiant les dépenses d’énergie et en labellisant nos environnements. L’architecte est désormais supposé ignorant du monde : on va lui réapprendre où se lève le soleil, d’où vient le vent, comment coule l’eau, ce qu’est la terre.
C’était oublier que depuis le Mouvement Moderne les architectes européens, lorsqu’ils le veulent, savent proposer et répondre si on les laisse travailler. Ils n’ont pas besoin de matériaux luxueux, de machines dispendieuses, de technologies issues de l’aéronautique. Ils transposent et synthétisent pour trouver les bonnes solutions constructives à mettre en œuvre sur les chantiers. Leurs premiers outils sont depuis toujours le soleil, l’air et la terre ; leurs instruments l’œil, la main et le dessin.
Mais il y a cette permanente obsession de l’évanescence, du très fin, de l’immatérialité de la paroi qui ne doit plus être un seuil et une limite. Ce jeu langagier permettrait de dépasser le fonctionnalisme trop réducteur de la modernité pour n’en retenir qu’un projet de ré-écriture du monde, sans symboles ni figures.
La porte d’entrée dans ce cinquième millénaire serait à double-battant et il nous faudrait choisir entre une immersion dans un futur bien documenté par le cinéma et la fiction littéraire, ou opérer un retour en arrière pour détecter quelles erreurs ont été commises au tout début du grand saccage commencé dès la première révolution industrielle anglaise.
Si les architectes donnent aujourd’hui le sentiment que leur cœur balance, et tangue, l’acte de construire reste malgré tout une succession de choix pour faire naître et renaître le monde visible.
Michel Kada’an Bourdeau
Architecte
*Des Années ‘70 aux Confins des Années 2020 :
– Le roman fictionnel d’un monde meilleur à venir (I/IV) ;
– Des lieux froids, voire glacés, comme autant d’igloos chics (II/IV) ;
– Nouveau millénaire, nouveaux prophètes et tangue le cœur des architectes (III/IV) ;
– Est-ce bien le rôle de l’architecte que de se donner en exemple ? (IV/IV).