Les dictatures sont paperassières et procédurières : la preuve, la première chose qu’a faite DAECH en son Etat auto-proclamé a été de créer une administration, peut-être, mais surtout des registres. Quand une société finit par s’appuyer sur une telle profusion de registres, listes, fichiers, c’est que cette société devient de plus en plus autoritaire. Et l’autorité, ce n’est vraiment pas bon pour l’économie. Le traitement des architectes en témoigne.
C’est le manque de liberté et de libre arbitre de sa population et de fortes inégalités qui asphyxient l’économie d’un pays. De fait, toutes les dictatures, quand elles disparaissent enfin, laissent généralement leur pays dans un état économique pitoyable et c’est justement cela qui met fin aux dictatures.
Voyez l’URSS exsangue qui s’effondre en quelques jours, voire en quelques heures, au tournant des années 90. La Chine aurait suivi le même chemin si Deng Xiao Ping n’avait soudain changé de paradigme. «Enrichissez-vous» dit-il aux Chinois, ouvrant alors un nouvel espace de liberté, sinon politique du moins réglementaire, dans lequel ils se sont engouffrés. On a vu le résultat ! Et depuis quelques années que Xi Jinping, le président chinois pékinois d’origine et apparatchik pur jus, a autoritairement arraché en 2013 le pouvoir des mains des Shanghai Boys orientés business, lesquels ont prôné pendant près de 20 ans une plus grande ouverture au monde, la Chine va moins bien, voyant son taux de croissance réduit de moitié en trois ans à peine.
C’est mécanique et universel, restreindre les libertés individuelles revient à appauvrir un pays entier pour le compte de quelques oligarques. Les Turcs, si ce n’est déjà le cas, s’en apercevront d’ailleurs très vite : ouverte sur l’Europe et le monde, elle a connu un boom extraordinaire, avec l’Erdogan nouveau, goodbye la croissance. Cuba, appuyée sur une économie de subsistance et un système éducatif et des services de santé ultra-performants, a résisté longtemps, mais c’est finalement, plus que la pauvreté, le manque de liberté et de libre arbitre qui aura eu raison du système castriste. Maintenant qu’arrivent les Américains, l’expérience est finie, Cuba ce n’est pas la Chine.
Bref, qu’il s’agisse du capitalisme le plus cynique ou du communisme le plus crasse, c’est le manque de libertés qui finit par immobiliser l’économie d’un pays, avant qu’il ne s’écroule. A l’inverse, c’est quand l’espace des libertés s’agrandit qu’un pays connaît ses meilleures performances économiques et d’extraordinaires périodes de développement. Regarder l’Angleterre d’hier après l’Habeas Corpus… Ce n’est pas pour rien que les Anglais inventent la révolution industrielle 150 ans plus tard. Leur monarchie y a résisté, la nôtre a fini sur des piquets. Ou, plus proche de nous, il suffit de constater l’incroyable transformation de l’Albanie depuis la chute d’Enver Hoxa en 1991. Et pourtant l’Albanie partait de loin.
Pourquoi donc en France l’économie va-t-elle si mal ? Il y a sans doute nombre de raisons toutes plus raisonnables les unes que les autres et Droite et Gauche s’invectivent à coups de programmes (télé) pour en expliquer les raisons et proposer des solutions connues et rabâchées qui ont pourtant fait la preuve de leur inanité. Mais ne pourrait-on cependant appréhender la sinistrose économique française à l’aune d’un inexorable rétrécissement des libertés et des limites du libre arbitre ? Certes, ce n’est pas l’Arabie saoudite ici et il faut proportions garder mais chacun conviendra que le régime, en France, de quelque bord qu’il soit, tend à devenir de plus en plus autoritaire et pointilleux. Qu’est-ce que cela signifie pour la France en général et l’architecture en particulier ?
Prenons un exemple récent apparemment anodin. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, dans sa fonction martiale, a décidé d’interdire le billet de 500€, doté de tous les vices selon lui : blanchiment d’argent, financement du terrorisme, des trafics de drogues, etc. Bref, le monde respire, non ?
Bah non parce que l’Allemagne n’est pas du tout d’accord et l’a fait savoir bruyamment. Quoi ? Comment ? Angela Merkel ne veut–elle pas empêcher les trafiquants de drogue ou d’êtres humains d’utiliser ces billets ? En réalité, quiconque va faire un tour en Allemagne découvrira à quel point les Allemands continuent d’effectuer nombre de transactions en cash, en liquide, en monnaie sonnante et trébuchante. Idem aux Etats-Unis, au Canada, en Chine, en Australie et ailleurs où les économies sont plutôt dynamiques.
En France, chacun est confronté à l’obligation légale d’avoir un compte en banque pour y recevoir salaire, honoraires ou versements. Même pour le RSA, sans compte en banque, cela devient vite compliqué. De cette obligation, la banque tire un revenu mais impose pourtant des frais de gestion. Tu as à peine reçu ton argent que tu en as déjà moins. Se faire payer un chèque en liquide est devenu quasi impossible. Pas chez les Allemands qui font ce qu’ils veulent de leur argent liquide sans que cela ne regarde qui que ce soit. Et le sujet est suffisamment sérieux qu’Angela Merkel a cru bon de le faire savoir. Depuis, Bernard Cazeneuve ne s’est plus exprimé sur le sujet. Au fait, qu’elle est déjà la meilleure économie européenne ? Quitte à émuler l’Allemagne, pourquoi ne pas desserrer l’onéreux étau imposé par les banques ? Ou est-ce juste Cazeneuve qui n’a pas compris tout l’intérêt des grosses coupures ? La preuve, d’aucuns achètent aujourd’hui une baguette avec une carte de crédit ou de paiement et bientôt les boulangers, pour leur sécurité, ne pourront plus accepter le cash.
Ce n’est qu’un exemple mais il est significatif d’un ‘soft power’ insidieux et multiforme. Plus rien de notre vie et de notre activité n’échappe plus aux injonctions politiques, morales et financières. Les lois s’accumulent et c’est à chaque fois, un peu ici, un peu là, pour restreindre un peu plus les libertés d’action et le libre arbitre des citoyens. Ce qui était possible soudain ne l’est plus. Et les assurances, nouveaux censeurs de la morale publique, de délivrer les bons de bonne ou mauvaise conduite. Sois sage et tu auras une image. Et pour les autres, les camps ? Et après la prochaine élection, alternance ou pas, une nouvelle avalanche de lois, de décrets, de circulaires aux préfets, de renforts de CRS. L’enfer est pavé de bonnes intentions et pour notre sécurité et bien-être, normes et réglementations continueront de pleuvoir comme à Gravelotte. Kafka ne serait pas dépaysé.
Ce mouvement protéiforme, aussi imperceptible dans le détail que l’élévation du niveau de la mer ou la dérive des continents, finit globalement par gripper toute initiative individuelle puis bientôt toute l’économie avec elle. Fais pas ci fais pas ça ! Il ne faut pas s’étonner qu’à la fin plus rien n’avance. Mais comme il faut maintenir les marges, un contrôle supplémentaire s’impose, surtout quand il s’agit d’aspirer des ressources supplémentaires au profit de multinationales ou d’oligarchie de plus en plus consolidées. Jusqu’à ce que tout se bloque puis s’écroule, d’un coup.
Ce qui nous ramène à l’architecture, laquelle se trouve au cœur de toutes les tensions de la société puisqu’elle intervient, dans le cadre de systèmes de plus en plus normés et souvent contradictoires, aussi bien dans le domaine de la santé, du sport, des loisirs, de la culture, etc.. Le confort des uns s’arrête-il là où commence celui des autres ? Voilà bien un domaine qui voit passer les législations et les labels. En dix ans à peine, le code de l’urbanisme a triplé de volume, chaque tome marquant une augmentation significative des contraintes, hausse perceptible au gré des alternances comme peut l’être une ligne de niveau dans une couche géologique. Et autour de l’architecte, les élus, les bailleurs sociaux et privés, les clients et locataires sont submergés itou. Pour chaque citoyen, du moins la très grande majorité d’entre eux, chaque geste, chaque activité deviennent d’usantes (més)aventures réglementaires et administratives dont on n’est jamais sûr du résultat.
De même, sous le prétexte d’une menace pourtant infime – malgré son aspect spectaculaire, le terrorisme tue très très très peu d’entre nous – la pensée sécuritaire impose pourtant des caméras partout, en ville, à l’école, au bureau, des codes, des résidentialisations, des sas et moult contrôles de toutes sortes. Cela ne vous rappelle rien ? Le travail de l’architecte est de créer de l’espace mais d’où qu’il se tourne, aujourd’hui il se cogne.
Il est pourtant permis de penser qu’un maître d’ouvrage institutionnel ou un promoteur ne seraient pas malheureux de travailler avec une certaine visibilité législative dans le temps et que l’économie toute entière bénéficierait d’une forme de stabilité. Mais combien de ministres de tutelle ces dix dernières années ? Dans certaines rues, les évolutions se lisent comme un ABC traduit du politiquement correct de l’époque. Ici tel retrait, là tel autre, là telle règle, là telle autre. Là où dans certains pays les architectes disposent d’une relative liberté de conception, ce qui fait l’originalité de leur travail, en France ce sont le poids des interdits et les lourdeurs administratives qui finissent par inventer un style (issu de la méthode) reconnaissable par les exégètes.
Le BIM, pourquoi pas, mais faut-il l’imposer partout comme c’est le cas actuellement ? L’isolation par l’extérieur peut avoir sa pertinence selon le contexte, faut-il donc l’imposer partout comme c’est désormais le cas ? Et pour les entrepreneurs étourdis, leur rappeler qu’ils avaient jusqu’au 1 juillet 2016 pour mettre à jour ou établir un DUER. Un DUER ? Oui, un Document Unique d’Evaluation des risques Professionnels. Mon Dieu, où avais-je la tête ? Une autre parmi 10 000 obligations. Impossible d’en faire la liste.
Pourtant, d’évidence, d’un point de vue économique, c’est d’étendre le champ des libertés dont le pays a besoin, pas l’inverse. Et si en effet l’autoritarisme n’était pas la conséquence de la crise mais sa cause ? Dit autrement, plus les architectes, qui sont à l’épicentre de toute société, voient leur autorité et leur libre arbitre se restreindre, plus cela signifie que la société se durcit. Et plus une société devient autoritaire, plus l’économie se contracte. Et quand le mécanisme est enclenché, il est difficile de l’arrêter. La France n’en a donc pas fini avec la sinistrose.
Christophe Leray