Au regard des enjeux urbains contemporains de santé et d’environnement, les espaces verts – ou oasis urbaines* – tiennent désormais d’évidence une place primordiale dans toute opération d’aménagement urbain. Mais à quel coût ? Et pour quels bénéfices ? Pour qui ? Eléments de réponse à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).
Le 10 février 2023, les six associations requérantes contre le projet de Bouygues Immobilier (BI) sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt, dit projet ‘”Vivaldi“, après avoir mené depuis l’été 2022 des négociations avec BI, ont annoncé être parvenues à un accord de modification du projet « pour un aménagement de l’île Seguin plus équilibré, moins dense, moins haut et plus végétal ».
Selon cet accord**, la partie construite de l’île centrale passera ainsi de 130 000 m² (projet DBS, 2021), puis 118 000 m² (projet Vivaldi 1, février 2022), à 100 000 m² (février 2023). En détail, l’accord porte notamment sur :
– la suppression de la Halle côté Meudon (immeuble M2) afin d’agrandir le parc public aménagé par la SPL et de l‘ouvrir sur la rue centrale de l’île ;
– la mise en œuvre d’un plan de végétalisation global de l’île permettant d’inclure l’ensemble des espaces ayant vocation à être rétrocédés au domaine public de l’île : jardin, voierie et berges. L’espace affecté au futur jardin public ainsi que les berges amont et en partie centrale permettront d’agrandir le parc public arboré initialement prévu d’1,5 ha et de le porter à 3,5 ha (sans compter les toitures végétalisées ou autres terrasses plantées).
Pour rappel, le projet original de l’ancien maire Jean-Pierre Fourcade, qui lui valut sa défaite en 2007, comptait 170 000m² ; le premier projet de Pierre-Christophe Baguet, son remplaçant, en comptait 330 000 m² !!!!***
Victoire donc ! Arrachée de haute lutte et d’autant plus indispensable que, pour les amoureux de la nature, il y a vraiment tout près de l’île Seguin la vaste forêt de Meudon, le vaste parc de Saint-Cloud et vraiment pas loin le vaste et fameux bois de Boulogne.
Les espaces verts en milieu urbain, surtout quand il est dense, du jogger à la vieille dame aux pigeons, chacun en connaît tous les bienfaits du point de vue de la santé générale de la population. Chacun en comprend également les vertus environnementales, qu’il s’agisse de désimperméabiliser un sol ou de créer une réserve à insectes, la campagne devenue trop dangereuse pour eux. Sans parler de la qualité de l’air et tutti quanti.
Enfin, le développement durable, pour faire court, devenu une doxa, chacun saisit également la propension des élus à naviguer dans le sens du vent. Vous imaginez aujourd’hui un maire contre les espaces verts ? Les coûts desquels, de la création à l’entretien pérenne, sont par ailleurs connus et généralement supportés de façon peu douloureuse au travers de leurs impôts par l’ensemble des citoyens de la commune (de l’agglo, de la région, du pays, etc.), y compris par ceux qui ont vue à l’arrière sur les bretelles d’autoroute, le dépotoir ou l’usine Seveso.
Alors quand d’aucuns insistent pour des espaces verts en plein cœur de Paris, par exemple, sur un terrain qui vaut des millions de dollars et des milliards de dinars, installer un square pour la vieille dame aux pigeons, les promoteurs y regardent à deux fois, trois ou quatre fois même. Disons plus simplement qu’une opération espaces verts et logements sociaux n’est pas la plus rentable du point de vue économique.
Ce n’est d’ailleurs rentable pour personne tant l’espace vert est une charge pour la communauté ! Qui en plus ne rapporte rien à la commune sinon en charités environnementales et sanitaires difficiles à évaluer ; une piscine par exemple, c’est autant utile pour la santé des voisins qu’un parc urbain mais les usagers de l’équipement payent une partie de son coût de fonctionnement ; imaginer de faire payer l’entrée au square, comme en Chine ? Enfin, en milieu urbain dense, il n’y a pour la commune aucune nouvelle recette foncière à espérer d’un nouvel espace vert.
Pour les riverains du parc cependant – quelle que soit d’ailleurs sa dimension – les bienfaits ne se comptent pas seulement en vertus sanitaires – souvenez-vous du confinement – mais aussi en monnaie sonnante et trébuchante. Il y avait la vue sur un dépotoir, c’est devenu une oasis urbaine et l’appartement prend tout de suite 15 ou 25%, aux frais de tous les habitants réunis.
Monnaie sonnante et trébuchante ? Un exemple pour résumer ma pensée. Les appartements orientés au soleil autour de Central Park à New York valent plus que ceux dans le même immeuble mais à l’ombre avec vue sur le garage. Cela vaut aussi pour le prix des chambres des hôtels de luxe, des restaurants, des commerces qui tous se flattent de l’adresse et de la vue pour réaliser les marges ad hoc. C’est comme la vue sur la mer : la mer appartient à tout le monde, pas la vue. L’important, c’est la localisation comme on dit dans le commerce. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux les propriétaires et, désormais, les promoteurs à réclamer la création d’espaces verts juste devant chez eux.
En clair, le propriétaire d’un terrain en ville qui, en citoyen responsable, souhaiterait développer un espace vert pour la biodiversité ou pour lutter contre les îlots de chaleur par exemple, n’en retirerait en dépit de ses coûts aucun bénéfice, quand tous les propriétaires autour de son terrain en récupéreraient gratuitement toute la valeur. Voilà qui n’est pas très incitatif.
En tout état de cause, c’est la démonstration qu’il y a pourtant bien un intérêt à créer de la valeur environnementale puisqu’elle peut se transformer en valeur économique. La question devient donc celle du partage de cette valeur.
Pour autant, en milieu urbain dense, quels sont les besoins de la communauté les plus urgents ? Comment répondre à la demande d’espaces verts quand par ailleurs, notamment en zone tendue, il y a un besoin criant de logements, sociaux notamment, et d’une piscine et d’une nouvelle école ?
Face aux injonctions contradictoires de la société d’aujourd’hui, les promoteurs eux-mêmes ont compris que les temps ont changé et que les questions environnementales doivent être intégrées dans le tableau Excel.
C’est fait ! En témoigne le compromis trouvé à Boulogne-Billancourt.
Pour résumer, au prix du mètre carré plein pot sur l’île Seguin, ce sont 30 000 m² constructibles qui ont disparu, transformés en espaces verts. Si les promoteurs, qui ont généralement oublié d’être des imbéciles, ont souscrit à cet accord, c’est qu’ils savent sans doute que, quoiqu’il arrive, leurs logements et bureaux ayant vue sur le parc agrandi vont gagner au fil du temps des pourcentages en valeur qui compenseront les marges évaporées en espaces verts. Idem pour les étages perdus dans le cadre de l’accord, cela ne rendra sur l’île que plus élevé le prix du mètre carré des bâtiments siglés de l’agence danoise BIG. Sélection naturelle ?
À la fin, les promoteurs eux-mêmes, et les habitants des rives de la Seine qui se sont battus pour préserver leur vue, pourront profiter, dans tous les sens du terme, du parc agrandi aux grands frais des Boulonnais, heureux propriétaires, même ceux avec vue sur la nationale.
Christophe Leray
*Lire la chronique L’oasis urbaine, drôle d’ambiance pour une rencontre ?
** Lire le communiqué Île Seguin : un compromis permet une sortie du tunnel
*** Retrouvez la saga de l’Ile Seguin