Parfois la démesure peut être bonne conseillère ! Pendant que l’utopie a vocation à rester dans les cartons, la vision peut devenir pragmatique. Il est cependant utile de sortir d’un champ de vision trop étroit pour trouver ailleurs les réponses attendues chez soi.
Le Corbusier raconte comment, pendant des années, il s’est promené avec, en poche, les plans de la petite maison dessinée pour ses vieux parents. Il a fini par trouver le terrain qui lui « allait comme un gant ».
Pour ma part, pendant des années, à la suite de la proposition qui me fut faite de dessiner les plans de la ville nouvelle de Mantes-Sud (qui ne s’est jamais réalisée mais qui a donné naissance au grand ensemble du Val-Fouré d’un côté et la ville du Val-de-Reuil de l’autre), je me suis promené avec en tête le dessin de ce que pourrait être une ville nouvelle. Le site imaginé comportait d’un côté un très grand massif forestier et de l’autre le vide d’une boucle de la Seine. C’était une représentation de la ville à venir, l’idée d’un « centre vide », attracteur puissant, loin des encombrements tant décriés de nos villes actuelles. Une ville qui se déploierait dans le temps, comme une enceinte, autour d’un centre constitué par une forêt de plusieurs milliers d’hectares, avec une gare, des fermes, un parc, un vaste espace sanctuarisé faisant la part belle à la nature.
Ce rêve enfoui d’une autre ville possible attendait que l’occasion se présente. Soixante ans plus tard, l’occasion est là, c’est l’Afrique qui me la donne. En effet, face au réchauffement climatique et à la crise de l’énergie, le continent africain est aujourd’hui en première ligne et, en l’occurrence, la Grande Muraille Verte, grand projet porté par l’Union Africaine, mérite toute notre attention.
Son objectif vise la restauration de 100 millions d’hectares de terres dégradées et le développement agricole et sylvicole de toute la région. Il concerne onze pays, au sud du Sahara, 8 000 kms de Dakar à Djibouti. J’y ajouterais le tracé d’une ligne de TGV, de Dakar à Djibouti, avec la localisation d’une centaine de gares ainsi qu’un aqueduc transportant de l’eau dé-salinisée pour compléter naturellement ce beau projet.
Reste à situer une constellation d’oasis, ces jardins qui seraient les centres d’une cinquantaine de villes nouvelles pour accueillir les nouveaux citadins. Un projet à la mesure de ce continent.
Face à ce vaste programme, ma conviction est qu’il faut lui ajouter un modèle de développement urbain capable de garantir la qualité d’accueil des nouveaux arrivants, de protéger tous ceux qui vont peupler cette ligne sahélienne. D’après les prévisions de l’ONU, cette zone sahélienne sur le 14ème parallèle, devrait accueillir d’ici 2050, une population supplémentaire évaluée à 250 millions d’habitants.
J’imagine donc une constellation d’une cinquantaine de villes/oasis localisées dans l’emprise de la Grande Muraille Verte et « génératrices écologiques ».
Passer du rêve à la réalité ne pourra se faire qu’en apportant des réponses pragmatiques aux questions suivantes, notamment : comment éviter la formation de bidonvilles autour des côtes ? comment faire en sorte que l’Afrique échappe à l’inéluctable concentration urbaine et à ce qui a été l’urbanisation chaotique en occident ? comment cette population va-t-elle se répartir et suivant quelles modalités ? quels territoires proposer ?
D’évidence, les grandes villes africaines vont voir leurs périphéries s’accroître, au risque de devenir invivables ; Lagos, capitale du Nigéria, avec ses 22 millions d’habitants en est l’exemple.
L’alternative est simple : soit les villes existantes vont s’alourdir et accumuler toutes les difficultés, soit des sites vont être mûrement pensés, localisés, programmés pour recevoir chacun une population de l’ordre de cinq millions d’habitants*, des Villes/Oasis déterminées sur le tracé de la Grande Muraille Verte.
Deux axes de réflexion auront, à mon avis, un impact important sur la localisation et la conception de ces « Villes Vertes » :
– garder en tête les impératifs que sont la restriction des énergies fossiles et la prise en considération du réchauffement climatique ;
– imaginer quels seront les générateurs d’activités, donc définir des vocations économiques pour chacune de ces villes.
Autrement dit, comment concevoir des villes qui répondent aux impératifs climatiques, culturels, contextuels, des villes qui ne seraient pas des utopies mais véritablement topiques, des villes africaines ?
Nos villes ont souvent très mal vécu les effets de la révolution industrielle et du phénomène d’urbanisation. Mon rêve donne l’occasion de s’appuyer sur la nature alors que traditionnellement la ville s’est construite contre elle.
Un bref survol de l’histoire des villes permet d’éclairer mon propos.
La ville européenne jusqu’au XIXe siècle a fonctionné sur un modèle quasi unique : un rempart, un marché et le partage des équipements. On pensait alors sécurité, échange et bien commun. Puis, avec l’arrivée en ville des chemins de fer, de l’automobile et des liaisons intra urbaines, le centre historique s’est pétrifié et les divers aménagements n’ont pas réussi à donner une réponse satisfaisante à l’équation : espace urbain /présence de la nature/ place prise par les vitesses et les technologies. La ville n’était pas adaptable aux nouveaux impératifs, c’est probablement la raison de l’actuel désamour.
La ville américaine, plus récente, plus étalée, a adopté une conception nouvelle du centre, celle du renouvellement sur place, avec une densification permise par l’ascenseur après que l’automobile ait poussé à l’extension d’une périphérie hors de l’enceinte. Un centre qui se régénère sans être entravé par son histoire.
La ville asiatique, de son côté, à la fin du XXe siècle, a conçu un nouveau paradigme de ville, dense, et constituée essentiellement d’immeubles de grande hauteur. Peut-être avec l’espoir d’aller plus vite, de sauter une étape et dans le même temps de libérer du sol pour rendre la présence de la nature compatible avec une grande densité de population.
Ville européenne, ville américaine ou ville asiatique, chacune a développé des caractéristiques qui lui sont propres. La leçon essentielle de ce bref détour historique permet de mettre en évidence les difficultés qu’il y a à réduire l’étalement urbain, à offrir l’espace d’une urbanité partageable à partir d’un centre/support de pratiques sociales, tout en permettant la diversité des choix possibles.
En Europe, le centre historique n’accueille plus que des piétons et des cyclistes, devenant ainsi un espace de lenteur. Aujourd’hui, les économies d’énergie et le réchauffement climatique poussent à une nouvelle réflexion sur la ville. Le centre des villes ne cesse de changer de nature, le commerce et les activités cherchent leur avenir en périphérie ou sur Internet, l’espoir de retrouver une mixité perdue est bien mince.
Sanctuarisée, la ville aspire à plus de nature et la nature, définitivement plébiscitée, est une donnée nouvelle. Le paradoxe consiste à vouloir transformer le centre, véritable mémoire d’une culture, en un espace campagnard. Simple croisée des chemins (intersection du cardo et du décumanus), le centre ancien est devenu « un échangeur », il s’est dilaté. Peu de villes nouvelles ont été couronnées de succès, faute d’avoir conceptualisé en amont la forme de leur espace central.
C’est, avant tout, la conception du centre qui sera l’initiateur des nouvelles urbanités.
La ville africaine, le nouveau paradigme de la ville du XXIe siècle.
C’est à un renversement que nous assistons : la ville, enserrée dans ses limites à l’intérieur d’un rempart, doit se déployer à l’extérieur de celui-ci. La ville moderne va intégrer la nature sous toutes ses formes, les vitesses comme les nouvelles technologies et l’espace de centralité comme support de sociabilité. Il devient logique de définir et de localiser cet espace de centralité, très en amont.
Si les villes définissaient d’abord leur périmètre à défendre et s’installaient à l’intérieur, a contrario chaque nouvelle ville africaine devrait se définir par sa localisation, son espace protégé, autrement dit le contour de son espace central, et le vecteur économique choisi. Pour être accessible à tous, un centre de ville doit être « un espace de nature préservé, sanctuarisé, vide d’activités économiques » c’est-à-dire un parc, de l’eau, de l’énergie, des équipements publics, des productions agricoles.
Mettre la nature au cœur de la Cité est une nouvelle conception de l’espace de centralité. L’Oasis, est un Îlot de terrain perdu au milieu d’espaces désertiques, la présence d’eau et de végétation en sont les premiers attracteurs. Ce nouveau paradigme de la ville africaine pourrait prendre forme et assurer ainsi la continuité d’une culture millénaire autour de la nature. La ville va se développer autour de ce lieu préservé, un lieu symbolique, un bien précieux dont la surface moyenne estimée pourrait être entre 5 000 et 10 000 hectares*. Autour de ce nouveau centre, nouvel espace de respiration, toutes les activités vont s’implanter en fonction des contextes.
Dans le cadre de la Grande Muraille Verte, reste à prévoir, de façon concomitante, un aqueduc de l’Atlantique à la Mer Rouge qui va distribuer une eau dessalée en complément du puisage dans les nappes phréatiques, et une voie ferrée transafricaine (le transsibérien se déploie sur 8 000 kms de Moscou à Pékin). Une fois le tracé esquissé, des gares localisées, des espaces d’attraction, des écosystèmes urbains, composés pour partie de cultures vivrières et sylvicoles feront l’objet de repérage.
Cinquante « Villes Oasis » ou « Villes Vertes Africaines » pour garantir l’accueil des populations attendues et pour que La Grande Muraille Verte inspire, à son tour, une nouvelle vision des villes. Cette fois, c’est le sud qui donnera l’exemple.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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* Quelques chiffres :
– 5 000 hectares pour chaque espace écologique de centralité (la moitié de la surface de Paris), soit au total 250 000 hectares pour UNE CONSTELLATION de villes à localiser sur le 14ème parallèle ;
– cette surface correspond à 1/400ème, soit 0,25% de la surface des terres agricoles à restaurer (qui est de 100 000 000 d’hectares) ;
– Il faut rajouter 500 000 hectares à urbaniser (dont la viabilisation se fera sur trente ans).