L’autre jour une architecte m’a demandé, en substance, si à mon avis, les architectes ne devraient pas être mieux rémunérés et si cela n’était pas un frein au développement d’une architecture novatrice et responsable face au dérèglement climatique. Question récurrente.
Salariée d’une grande firme, je pense qu’elle faisait référence au montant des honoraires perçus par les agences, lesquels en tout état de cause ruissellent plus ou moins abondamment selon la personnalité de l’architecte et les profits de son cabinet.
Il est rare de parler d’argent en France, sauf pour récriminer. Cette question fait d’ailleurs très années ’80, ’90 et 2000 quand l’accumulation de richesses était une fin en soi, il faut donc ici, j’imagine, l’entendre comme une récrimination.
Pour autant la question de la rémunération des architectes revient souvent, lancinante ; elle fait d’ailleurs l’objet d’enquêtes précises et circonstanciées mais, posée ainsi, elle donne à penser que les pauvres architectes n’ont vraiment pas de chances avec les méchants maîtres d’ouvrage publics qui n’ont pas plus d’argent que d’idées et les cruels maîtres d’ouvrage privés qui serrent la vis des hommes et femmes de l’art.
Quelques chiffres. Selon Capital (7 juillet 2023), un magazine qui ne rigole pas avec ce genre d’informations et qui cite les données du cabinet de conseil People Base CBM, « en moyenne en 2023, toutes spécialités confondues, un architecte salarié perçoit une rémunération annuelle de 47 946€ brut, pour une expérience professionnelle – toujours en moyenne – de 11 ans. Les hommes perçoivent une rémunération moyenne de 52 775€ brut par an, contre 43 188€ brut pour les femmes ». Cette moyenne était de 30 000€ en 2010, de 43 349€ en 2016. Bref, considérant l’inflation et le temps qui passe, ça ne va pas beaucoup mieux ni beaucoup moins bien qu’avant. Business as usual ?
Si, précise l’article, un architecte et urbaniste de l’État peut en 2023 palper jusqu’à 6 203,19€ brut par mois, un architecte « classique » agréé exerçant en libéral perçoit lui un revenu annuel moyen de 33 007€ (bénéfice comptable annuel moyen, qui correspond à la rémunération après paiement des charges mais avant impôt sur le revenu), soit 2 751€ par mois environ pour être son propre patron. C’est vrai que cela peut paraître peu après de longues années d’études éprouvantes.
Dit autrement, l’architecte qui exerce en libéral est celui qui a le plus de responsabilités, le plus d’heures à accomplir et qui gagne le moins. C’est ce dernier chiffre – 2 751€ par mois – que les gens qui récriminent aiment à retenir. À comparer cependant avec le salaire d’un infirmier, d’un médecin urgentiste, d’un enseignant, de nombre de professeurs d’université et de chercheurs, n’est-ce pas une situation parfaitement injuste ? La faute aux honoraires faméliques ? Sans doute tant ils sont nombreux à se souvenir d’un âge d’or pourtant imaginaire quand, à part quelques collectionneurs de Jaguar, ils étaient évidemment si nombreux les architectes à rouler en Ferrari. Pourtant, parmi nos Pritzkers français, peu de chercheurs d’or.
Cette idée de mesurer le talent à l’aune de la richesse – nonobstant les artistes maudits – demeure cependant prévalente, comme en témoigne encore annuellement le TOP 400 du magazine d’a des agences françaises ayant réalisé un chiffres d’affaires supérieur à 1M€. Mais cette question qui donne régulièrement des vapeurs au microcosme – les architectes ne sont-ils pas particulièrement mal rémunérés et cela ne nuit-t-il pas à leur efficacité, sinon leur créativité – est-elle encore pertinente en 2023 ?
Si son énoncé semble supposer d’emblée que les architectes sont mal rémunérés – ce que laisse à penser au premier regard la moyenne des revenus des architectes – le sujet n’est cependant pas une nouveauté. Quand avez-vous pour la dernière fois entendu un architecte se plaindre d’être trop payé ? Aujourd’hui, en 2023, l’architecte d’État (D.E.) qui passe sa HMO sait d’emblée que ses chances de gagner beaucoup d’argent avec son art sont minimes et il sait aussi que l’architecte notable et respecté n’est plus qu’une légende urbaine et un mythe campagnard.
En clair, le jeune qui à notre époque se lance dans la profession sait déjà avant de commencer que question rémunération, surtout en libéral, il va lui falloir être patient ! Pendant des décades ! Et il doit savoir que si c’était facile d’être architecte, tout le monde le serait. Certes, cela va plus vite pour les fils et filles à papa ou à maman mais, pour les autres, à vouloir exercer ce métier, la patience est une vertu cardinale.
Pourquoi le font-ils en dépit de tout cela ? C’est vrai quoi, pourquoi être architecte ?
Tout dépend de l’ambition de chacun et il y a autant de situations que d’architectes. Il est par exemple tout à fait légitime pour un ou une architecte inscrit à l’ordre d’empiler pendant vingt ans les projets de promoteurs à 400 logements et de centres commerciaux et de bâtir une grosse agence (encore que grosse en l’occurrence peut vite prêter à confusion). Ce n’est pas si compliqué et le sens des affaires et l’échine souple peuvent rapporter gros. Si ça ruisselle dans l’agence, voire que ça inonde, et que tout le monde s’y retrouve, tant mieux mais il n’y a alors pas à récriminer.
Il est autant légitime d’avoir une position d’architecte sachant, de la tenir, à la limite de l’insolence parfois, et de réaliser des projets un par un, sous forme de haute couture, seul ou presque. Cela n’empêche nullement parfois le succès et de payer l’impôt sur la fortune même si, le plus souvent, la fière solitude ne fait que baisser la moyenne des émoluments de la profession.
Je sais aussi le cas d’architectes qui pour devenir associés s’endettent lourdement (ils sont parmi les architectes de plus en plus d’associé(e)s et de moins en moins d’hommes et femmes de l’art à pratiquer seuls l’exercice libéral stricto sensu) et, sachant qu’ils en ont pris pour dix ans de labeur, ne se versent en attendant qu’une sorte de salaire minimum, sans garantie aucune pourtant que la conjoncture dans une décade leur permettra de faire tourner l’agence comme ils l’ont imaginé. La plupart de ceux-là serrent les dents, forgent leur destin et ne récriminent pas.
Il y a aussi le cas de ces associés qui investissent les profits de l’agence pour devenir quasi « maîtres d’ouvrage » d’une opération permettant de loger à Paris leurs employés ; si on veut de bons employés et qu’on veut les garder, il faut faire des choix. Architectes frugaux ?
Par ailleurs, pour se rassurer quant à leur mode de vie, il suffit la plupart du temps de découvrir les agences des architectes qui, pour la plupart, ont oublié d’être sots. Eux seuls savent reconnaître dans un espace impossible une opportunité qui, les travaux terminés, laisse sans voix. Gagner moins de cash mais travailler dans un cadre de travail dessiné par soi-même, pour un architecte, on ne fait guère mieux comme gratification. Aucune récrimination de la part de ceux-là non plus.
Enfin, si l’objet de l’exercice est de faire étalage à la feuille d’or de son talent et/ou de son entregent, il y a toujours la possibilité de vendre son âme au diable et d’aller travailler chez un tyran quelconque, ceux-là ne sont jamais avares de leur fortune et de leur mauvais goût, ce qui conviendra parfaitement à tout architecte arriviste, lesquels ont généralement le bon goût de ne pas se plaindre.
Alors quoi ? Être architecte est un choix à réponses multiples mais celle du montant des honoraires n’a au fond aucune importance. D’ailleurs qu’importe puisque dans cinquante ans – si l’immeuble de l’architecte est toujours-là, ce qui devrait être normalement le cas, au regard du coût de construction et d’entretien et de ce qu’a rapporté ou non l’investissement sur cette période – que les honoraires de l’architecte soient de 3 ou 10% ne fait aucune différence. Pour l’architecte sans doute au moment où il construit mais sinon, à l’échelle du projet, le coût, intellectuel disons, de l’homme ou de la femme de l’art est ridicule, que le bâtiment soit réussi ou pas.
C’est d’ailleurs ici qu’à mon avis, la question d’une juste rémunération de l’architecte, ou de ses ayants droits, devrait se poser. En effet, les arrière-petits-enfants d’un grand cinéaste, ou d’un grand artiste, ou d’un acteur/actrice d’une série B populaire, continuent d’une façon ou d’une autre de toucher des droits sur l’œuvre de l’aïeul. Mais un bâtiment n’est pas une œuvre d’art et, dans cinquante ans, que son ouvrage soit une merveille ou un désastre, l’architecte ne gagnera ni moins ni plus que ce qui lui fut payé lors de la construction. Génie ou non, en architecture, pas de copyright !
Si le projet est un désastre, personne cinquante ans plus tard ne sait plus à qui l’attribuer. Pourtant, si l’architecte a bien effectué son travail, que son bâtiment est une réussite et peut en prendre pour encore cinquante de plus et que le propriétaire de l’ouvrage n’en finit pas d’assurer les arrières de ses arrière-petits-enfants, pas de royalties pour l’artiste inspiré. Et aucun pourcentage pour lui sur les multiples reventes de son œuvre… Si ce n’est pas folie de faire ce métier !
Nombre d’architectes de mes connaissances sont architectes et n’y peuvent rien. Ils vivent leur métier avec plus ou moins de bonheur et de réussite comme une vocation, une aventure, un sacerdoce, une passion, une mission, c’est selon. Que leur travail soit récompensé à sa juste valeur, c’est bien le moins, mais qui in fine pour en juger, sinon bien sûr ceux qui, cinquante ans durant, l’apprécient ou le subissent ?
Christophe Leray