C’est étonnant cette volonté de la ville de Paris de vouloir sauver le monde à elle toute seule ! En témoigne cette exposition en 2023 au Pavillon de l’Arsenal, haut lieu parisien de culture architecturale, intitulée Matières vivantes.
Il s’agit en l’occurrence de la présentation de trois projets* destinés à illustrer la capacité du design à réduire l’impact énergétique et, surtout, à offrir non pas une mais des « alternatives » (sic) à l’épuisement des ressources planétaires.
La brochure explique que « l’objet de design a le pouvoir d’utiliser le vivant dans sa composition, sa forme, son caractère ornemental et son processus de production. Sa conception doit répondre aux défis qui s’imposent à notre environnement bâti, en trouvant des alternatives à l’épuisement des ressources et des moyens de diminuer son empreinte carbone. Travaillant à réduire l’impact énergétique des processus de fabrication (en excluant les procédés de cuisson par exemple) et libérant le potentiel technique et esthétique de matériaux issus d’une matière organique disponible, trois projets de design innovent pour faire dialoguer tissus vivants et objets inanimés ». Soit.
Des lauréats d’une « plateforme d’expérimentation » qui proposent des alternatives à l’épuisement des ressources… Super !
« Wool Wall »
Le premier projet, intitulé « Wool Wall », est l’œuvre des designers Marlon Bagnou-Beido et Soufyane El Koraichi, lesquels travaillent « la laine pour repenser l’isolation, composante impérative d’une réduction globale de la consommation de chauffage, comme un élément typologique architectural à part entière ». Ils proposent trois prototypes : un système d’isolation par l’extérieur issu de laine brute au moment de la tonte ; un procédé de fabrication de panneau d’isolation intérieur semi-rigide, facilement réversible tirant parti de la souplesse de la laine cardée (laine de mouton) ; une surface chauffante radiante à base de tissu non tissé destinée aux lieux partagés, qui propose un chauffage économique en énergie en chauffant les corps plutôt que les espaces (un pull ? NdE).
C’est beau comme tout mais laisse dubitatif. Certes la laine est un matériau parfaitement naturel mais justement, la fibre de laine, quand elle n’est pas issue de moutons spécialisés pour l’industrie vestimentaire, est trop courte pour pouvoir être filée. Les moutons non spécialisés ont pourtant le besoin et l’obligation d’être tondus et les ballots de laine inutilisable encombrent les granges des éleveurs qui ne savent qu’en faire.
Les propriétés de la laine en isolant sont connues, demandez aux moutons, d’ailleurs il existe en Moselle une usine de valorisation de ce produit, qui fabrique notamment des panneaux d’isolation. Face au même contexte, des éleveurs à Vézins-de-Lévézou (Aveyron) sont parvenus à transformer la laine perdue en engrais sous forme de granulés bio.
C’est dire que si un architecte est à la recherche d’un projet sérieux avec de la laine recyclée, c’est à l’Arsenal qu’il faut chercher. Pour autant, qu’il s’agisse de transformer la laine en isolation ou en engrais, afin de développer ces industries et disposer de cette matière première écolo et gratuite en quantité suffisante, il faudrait transformer la France en Nouvelle-Zélande. Et que ferions-nous de toute cette viande ?
« Back to dirt »
Le second projet est l’œuvre des designeuses Miriam Josi et Stella Lee Prowse, fondatrices du studio Aléa. « En utilisant le sol comme moule accueillant des cultures de mycélium, structure racinaire des champignons », elles créent « un processus de production « bio-inclusif » – qui conçoit la nature comme un partenaire – et intégré dans son environnement ». « À travers le projet « Back to dirt », ce procédé permet de contourner des contraintes ou des écueils de fabrication : conditions de mycofabrication traditionnelles comme la stérilisation, mobilisation d’énergie supplémentaire, utilisation de moules plastiques… Au-delà de l’objet fini, Aléa se concentre sur la capacité du mycélium à décontaminer les sols et à contribuer à la biodiversité. (Je sais, tout ce blablabla est un peu long mais je tiens à citer l’argumentaire des projets en entier afin de ne pas résumer n’importe comment la pensée des auteurs). À l’aide de cette matière vivante, les deux designeuses conçoivent des objets d’exposition qui sont eux-mêmes évolutifs et permettent aux visiteurs de voir la transformation de la matière tout au long du temps d’exposition », expliquent-elles.
Très bien, c’est profond et pourquoi pas le mycélium. Mais une alternative à l’épuisement des ressources ???
Bon, les vertus des champignons sont bien connues. D’ailleurs, une œuvre d’art appelée Modernist Glade, conçue par l’éco-artiste danois Tue Greenfort et l’architecte londonien Takeshi Hayatsu et présentée à Milton Keynes (à 70 km de Londres) en 2021, consistait en l’installation dans un modeste pavillon en bois de longs sacs de sciure pendus comme des salamis en train de mûrir et sur lesquels s’épanouit du mycélium.* Ce duo d’artistes étrangers d’évidence inspirants n’avait cependant pas prétention à vouloir sauver le monde.
De fait, cette présentation à l’Arsenal rappelle opportunément que la ville de Paris entendait en 2017 se réinventer en champignonnière (cf « Réinventer Paris 2 », sur le thème des sous-sols). Cela rappelle aussi d’autres recherches et prototypes de bonne volonté qui n’aboutissent qu’à créer d’étonnants objets. Je me souviens par exemple de la tentative dès 2008 de l’agence X-TU (Anouk Legendre et Nicolas Desmazières) de transformer les microalgues en nouveau poumon vert de l’humanité. Le procédé fut même testé sur une colonne Morris à Paris en 2017.***
Idée reprise (recyclée ?) en 2021 à la Biennale de Venise par l’agence italienne EcoLogicStudio (Claudia Pasquero et Marco Poletto) qui proposait un laboratoire alliant « architecture avancée et microbiologie pour construire un habitat artificiel, géré par un ensemble de systèmes qui permettent la culture de microalgues en milieu urbain ». Un projet réalisé avec le Synthetic Landscape Lab de l’Université d’Innsbruck et l’Urban Morphogenesis Lab de la Bartlett UCLA, pas tout à fait des clampins. Pour autant, aucun projet industriel censé avoir un impact quelconque sur le bien-être de la planète, et le nôtre, n’est encore né de ces recherches.
Alors, le champignon design comme alternative à l’épuisement des ressources, il n’y a qu’à l’Arsenal qu’il peut être trouvé.
« Carreaux de papier »
Le troisième projet, intitulé les « Carreaux de papier », a été développé par Aude Le Stum et Nicolas Bellet, architectes fondateurs de l’agence Pavillon Noir Architectures, et César Bazaar, créateur et ingénieur projet. « En recyclant le papier, matériau issu de la décomposition de fibres végétales, [nous réinterprétons] les carreaux de ciment de façon durable, en remplaçant la recette traditionnelle par un mélange composé de papier », expliquent les concepteurs.
Ils précisent que chaque année les Français consomment près de neuf millions de tonnes de papier, soit l’équivalent de 130 kilos en moyenne par habitant. « Avec des dimensions similaires à un carreau traditionnel de ciment, le carreau de papier est en moyenne 40% plus léger que son homologue 100% ciment. D’une résistance à la compression similaire au béton, il est résistant au feu et possède une isolation thermique et acoustique intéressante. Couplé aux techniques actuelles, le papier apparaît donc comme une ressource idéale dans le milieu de la construction. En dalles ou comme revêtement, il vient alléger les quantités de sable et de ciment utilisés, avec pour objectif final de remplacer au maximum ces derniers ».
Pour le coup voilà un projet pas déjà vu à la télé. Les assertions des créateurs sont difficiles à vérifier mais je suis sûr que les bureaux d’études et autres bureaux de contrôle seront ravis de l’invention. Cependant, quelle est la ressource disponible pour développer un processus industriel qui, par sa masse, permettrait de faire vraiment une différence, cette fameuse alternative à l’épuisement des ressources ?
Voyons, selon les sources, le taux de recyclage du papier en France par an s’élève déjà entre 70 et 75%, ce chiffre prenant en compte l’ensemble de la récupération des papiers graphiques en vue du recyclage, telle que les chutes d’impression, ou les exemplaires de journaux et magazines invendus. Bref, les 30% épars qui demeurent, il va falloir difficilement aller les récupérer. Qui plus est, si une industrie du carreau de papier devait croître et prospérer, il faudrait multiplier les tonnes de papier à recycler, au bonheur des industries forestières et papetières tout à fait écolos qui seront d’autant plus enclines à multiplier leurs plantations mortifères. Sans compter qu’il faudra bien cruellement les couper ces arbres, par milliers, pour avoir du papier recyclable. Une solution : anesthésier les arbres avant débitage et vente à la découpe.
Bref, pour quiconque s’intéresse aux Matières vivantes, titre de l’expo, et au futur de la planète, une visite à l’Arsenal s’impose.
À la décharge de l’Arsenal, j’aurais pu trouver à peu près partout ce genre de charabia et de blablabla, de l’ordre des architectes, qui se pâme devant « le vivant », jusqu’au Salon de l’Immobilier Bas Carbone (SIBCA) – Bonjour l’oxymore ! – qui se tient en septembre 2023 à Paris et qui ne propose rien de moins que « toutes les solutions bas carbone pour concevoir, construire et rénover les grands projets urbains et les bâtiments de demain », en passant sans doute par le « métabolisme urbain », nouveau concept anthropomorphique bientôt chez un architecte ou urbaniste près de chez vous.
Le souci est que ces recherches, certes intéressantes mais finalement anecdotiques, établissent un écran de fumée autour des vrais enjeux de l’architecture.
Ainsi, pendant que d’aucuns confèrent en ce haut lieu culturel – on est à Paris quand même et l’architecte américain, chinois ou indien en visite architecturale n’aura de cesse de se rendre à l’Arsenal pour découvrir une expo parisienne originale dans l’antre de l’architecture hidalgienne –, pendant que d’aucuns confèrent donc sur les bienfaits des champignons hallucinogènes et de la laine de mouton, l’architecture, et les architectes avec elle, a rarement en ce pays été aussi maltraitée et dénuée de sens au fur et à mesure de la marginalisation des hommes et femmes de l’art praticiens et de leur (soumission) désormais intrinsèque aux diktats de lobbies arrogants et influents jusqu’au sommet du volcan où officie Vulcain ex-Jupiter.
Que des architectes réfléchissent et créent des prototypes, c’est tant mieux et une preuve de curiosité mais qu’ils cessent de justifier chacun de leurs travaux au nom du sauvetage de la planète. Si c’est bien leur intention, face aux enjeux qui se profilent, le sens des proportions s’impose et la modestie est un bon début.
Christophe Leray
*Du 6 septembre au 1er octobre 2023
** Lire la chronique A Milton Keynes, un arbre frêle et vulnérable met la modernité à nue
*** Lire l’article Microalgues ou la tentation de Jonas