L’auberge, dans les photographies d’Estelle Lagarde, est le théâtre de scènes oniriques, étranges, dans lesquelles elle se réapproprie ce lieu en déshérence.
Dans les années 1950, à Saint-Yrieix-le-Déjalat, village au cœur de la Corrèze, sur le plateau de Millevaches, il y avait cinq cents habitants et une auberge*, un bar-hôtel-restaurant familial que les propriétaires rénovèrent peu après son acquisition, au lendemain de la guerre. Aujourd’hui, l’auberge a fermé ses portes aux clients ; seuls les héritiers s’y retrouvent parfois, le temps d’une fête familiale, faisant revivre pour quelques heures le bar en zinc, les tables en bois sombre et les papiers peints d’époque, ceux de 1951, surannés mais à peine défraîchis.
Liée par des souvenirs d’enfance à ce lieu atypique, Estelle Lagarde y a posé son objectif, convié des personnages à jouer ou à rejouer, pour nous et avec nous, l’histoire rêvée de cette auberge, portrait d’un aspect d’une France qui n’existe plus, celle des voyageurs en pension et des familles en vacances ; mélange joyeux et nostalgique d’une certaine douceur de vivre et d’une époque sans doute révolue.
D’emblée il règne dans cette série photographique une atmosphère particulière, une vision romanesque, si ce n’est presque cinématographique, d’une vie « d’avant ». On est transporté par le charme désuet des lieux, par cette ambiance populaire d’une France d’après-guerre, cherchant à profiter enfin des congés payés, tentant de revivre après les drames. Y affleure une nostalgie, peut-être fantasmée, de ces années 1950 où l’espoir était à nouveau permis, et la modernité balbutiante.
Extrait de la préface. Marie Deparis-Yafil, critique d’art et commissaire d’exposition.
Le Bar
Il opina Dubonnet, alors que pour ma part j’opinais plutôt Cinzano.
Liza Kerivel
A l’italienne
La Grande Zola
« Quand vient l’mardi, la Grande Zola Met ses bijoux, ses chinchillas.
Et puis à minuit, la Grande Zola, Autour du cou s’ met ses Zola ».
Le dos cassé, l’échine toute courbée,
Elle endosse la totalité des Rougon-Macquart.
« Y en a qui racontent, que dans sa famille, on a parfois honte, quand elle se maquille ».
Alain (Georges) Leduc
Vénus barbaque
C’est la Samothrace du troquet,
Ses ailes perdues servent de pitance. Gore, elle s’enfile pour déjeuner
Des rêves défaits par la malchance.
Le gueux du coin vient admirer
Les fleurs chancies, les chairs tranchées, Estelle la folle, l’étoile cirée.
Il voudrait tant pouvoir l’aimer !
Au comptoir, dès potron-minet
Notre habitué, intimidé,
Passe la commande pour s’envoler: « Un oiseau vert ! Un perroquet ! »
Christophe Lambert
Famille nombreuse
— Les filles, c’est bien connu, naissent dans les cigognes.
— Non !!! elles naissent dans les choux. Ou peut-être dans les bouteilles de lait.
— Non, je te le redis. DANS LES CIGOGNES !
— Papa m’a dit que c’était grâce aux abeilles. Et les garçons ?
— Les garçons, chacun le sait, petite sotte, naissent dans les roses.
Alain (Georges) Leduc.
Peau de lapin
Elle a tête dure la mère
L’est têtue, rien à faire
Il me faut pour l’hiver
Un manteau du tonnerre
J’dis les yeux revolvers :
« File le moi quelques pépères
Y a en a plein dans l’repaire »
« T’es pas folle » m’dit la mère
En l’vant la main en l’air
V’là-t-y pas qu’craquent mes nerfs
Radote c’qu’elle veut mémère
C’est quoi ce plan galère
Moi j’les veux ces pépères
Même si j’ai pas l’feu vert
J’m’en fous j’y vais j’me sers
Estelle Lagarde
La marmite
Pour un jour se perdre quelque part
entre deux vies dont on a vaguement entendu parler.
Liza Kerivel
M. Rico
L’athlète du cinq à sec
Que n’aura-t-on entendu, au comptoir de cet hôtel-là, sur l’athlète du cinq à sec ! Un sportif. Bombant biceps, tendant triceps. Non, je n’ai jamais bien compris. M. Rico, l’athlète du cinq à sec et ses serviettes en nid-d’abeilles. Les adultes ricanaient, ils l’appelaient « l’athlète du cinq à sept ». Parfois, dans « sept », j’entendais « sexe ». Moi, qui observais toutes ces serviettes-éponges, je pensais qu’il s’essuyait si soigneusement pour avoir la peau sèche comme une peau de serpent. Des femmes en cheveux, fagotées dans des jupes moulantes, le rejoignaient dans sa chambre. Je n’ai jamais vraiment compris. Quand je le croisais, il me parlait d’agrès, de cheval-d’arçons, d’haltères. Je n’ai jamais réellement compris. Je songeais à l’eau, qui le désaltérait. Tout ceci, aujourd’hui encore, bien que je sois devenu professeur de philosophie au lycée de Cahors, est toujours très confus dans mon esprit.
Alain (Georges) Leduc
La côte de bœuf
« Mais qu’est-ce que c’est que ces salades ? »
Il se dit :
« Peut-être que j’ai eu tort de la choisir saignante ».
Liza Kerivel
La plume
Las de se voler sempiternellement dans les plumes, ils se posèrent mutuellement un lapin.
Liza Kerivel
La cigarette
Les joyaux d’horror
La très chère avait bu et, connaissant mes peurs,
Elle n’avait gardé que des joyaux d’horror.
Ces boudins altiers, ces chipolatas cuites à cœur
Qui dans de vieux fourneaux mijotent et s’élaborent.
Elle était donc menton droit, cheveux bien peignés,
Et devant son assiette, hiératique et replète:
Mon roboratif appétit et mes désirs acérés,
Vers elle s’élançaient en symphonie parfaite.
Les yeux rivés sur moi, buste raide et guindé,
L’œil rogue et vorace elle marquait là la pause,
Et toute cette langueur, cette férocité,
M’atteignaient sans férir, en stimulant ma prose.
Alain (Georges) Leduc
Estelle Lagarde
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Estelle Lagarde questionne les représentations du temps qui passe et de la fugacité de la vie à travers sa démarche photographique. Ce sont d’abord ses visites de maisons en fin de vie qui annoncent le début de sa rencontre avec l’histoire des bâtiments. L’obsessionnelle quête de lieux vides à réhabiter sera son sujet de prédilection. Grâce à son regard d’architecte, elle possède un sens aigu de la composition et de la mise en scène. Ses photographies, prises le plus souvent à la chambre ou au moyen-format argentique, sans post-production numérique, sont le théâtre de scènes oniriques, étranges, dans lesquelles elle se réapproprie ces lieux en déshérence. Estelle Lagarde, représentée par l’agence révélateur, est diplômée de l’ENSA de Paris La Villette (École Nationale Supérieure d’Architecture) et de l’ENSP d’Arles (École Nationale Supérieure de la Photographie).
*Extraits du livre L’Auberge publié en 2015 aux Editions La Manufacture de l’image