Le « bien commun » est le grand oublié de l’urbanisme, il n’y a plus que la voirie qui soit partagée. Dans ce grand moment de « recomposition politique », la grande absente demeure la politique de la ville.
La ville, son projet, sa représentation collective, est un enjeu majeur de la société d’aujourd’hui. Le sociologue Henri Lefebvre nous avait avertis, dans le « Droit à la ville », sur le rapport étroit entre la forme de la ville et la société. Aujourd’hui la ville éclatée rend compte de la société fracturée, le constat est sans appel.
Après 50 ans de tergiversations, le chaos demeure. Il est temps de remettre la ville en ordre et de comprendre ce qui est arrivé. Chaque ville est constituée de deux parties qui s’ignorent, le centre et la périphérie. Cette dichotomie n’est pas nouvelle, elle est pourtant à l’origine de bien des maux. Tout le monde s’emploie à les relier, essentiellement par des moyens de communication mais il manque toujours la dimension symbolique, le « bien commun », qui est le support de lien social. Le théâtre, le stade, la maison de la culture ou le centre commercial… ne constituent pas « du bien commun ouvert ».
Lorsque le Général de Gaulle a demandé à Paul Delouvrier « de mettre de l’ordre dans ce foutoir », la réponse a consisté à concevoir des villes nouvelles, c’était dans l’air du temps, c’était botter en touche. Pour retrouver l’unité perdue de la ville, il faut partir de la périphérie. Dans cette perspective, le bien commun serait une ambition et un outil. Le fonctionnalisme a été jusque-là un appareil de séparation, il faut désormais promouvoir des outils de réparation.
La décentralisation, commencée dans les années quatre-vingt, a délégué aux élus locaux la compétence sur l’urbanisme, il leur revient d’expliciter leur vision de la ville. Vision veut dire à long terme, une vision audacieuse, inspirée, c’est incontournable !
La loi d’orientation foncière a fait son temps, le PLU n’est plus qu’un outil de gestion des droits des tiers, il faut remettre sur le devant de la scène la notion de PROJET DE VILLE. La ville du XIXe siècle a volé en éclats, au propre et au figuré, elle a conservé son centre patrimonial, généralement mis en valeur. Cette centralité rénovée est patrimoniale, c’est une « culture protégée, un équivalent de la nature ». C’est désormais la périphérie qui nécessite une attention particulière, c’est sur elle que l’effort doit se porter, sur son espace de centralité, garant de son unité.
Le « bien commun » est le grand oublié de l’urbanisme, seule la voirie est partagée, une voirie fonctionnelle qui sépare les piétons, les cyclistes, les automobilistes et les transports en commun. Les politiques successives de la ville, portées par l’idéologie séparatiste, ont conduit au naufrage. Le fonctionnalisme a uniformisé, sans interrogation, sur ce qui donne du sens commun et résulte d’une démarche holistique.
Après un siècle d’urgences, de tergiversations, l’évidence est là, l’urbanisme est à la dérive et, de ZUP en villes nouvelles en ZAC et en projets urbains, on est face à la disparition « du projet de ville ». La ville va mal, elle va si mal que beaucoup de ses habitants ne savent plus où aller, ils sont parfois désorientés au point de regarder la campagne comme horizon, malgré son cortège de contradictions insurmontables.
Comment rendre les villes désirables pour tous ?
L’urbanisme est une faillite, l’urgence est partout et nous ne savons pas par quoi commencer ! Pour sauver nos villes, il est temps de supprimer le bricolage, d’avoir un projet national avec des idées claires et simples, applicables et aménageables, en fonction de la diversité et des contextes.
La ville traditionnelle était censée assurer la sécurité, toutes les activités et être le support de la démocratie à travers ses équipements publics. Une grande partie de l’échec des grandes opérations d’aménagement tient dans l’incapacité de concevoir et produire des lieux dont la fonction ne faisait pas partie de l’inventaire de la charte d’Athènes, des supports d’identité contextuelle. Historiquement, chaque ville a son identité, façonnée par un lieu, chaque ville a sa place, son cours, son mail, son boulevard, sa promenade ou son jardin botanique. Je pense à Tarbes dont Victor Hugo se demandait comment une ville aussi banale pouvait avoir un aussi beau jardin, « un diamant dans un torchon » !
Le bien commun est un élément de structure de l’espace, un facteur d’identité, d’originalité, de sociabilité, c’est ce qui permet de s’orienter dans une ville sans GPS ! (le Peyrou, la Canebière, la rue de la Ré, la place du Capitole, les Quinconces…).
Au XXIe siècle, nous attendons toujours un réel plan d’urgence des villes, des agglomérations, des communautés urbaines, des métropoles… La conception des équipements publics est trop opportuniste, la voirie et les transports en commun n’y suffiront pas.
Nous avions déjà un modèle de ville européenne quand le continent américain a inventé le sien. Il faut désormais travailler sur un nouveau projet, une nouvelle représentation de l’avenir des villes qui ne soit pas seulement le décompte du nombre d’arbres, des îlots de fraîcheur ou de l’albédo. Le vivre ensemble trouve sa correspondance « dans l’espace de la ville ».
La création d’un ministère des Villes, des Solidarités, de l’Égalité, du Commerce, de l’Industrie et du Logement s’impose. Il prescrirait pour chaque ville non pas un PLU, ou un plan de voirie, mais un projet de ville avec des orientations claires.
Il faut que tous les acteurs concernés se mettent autour de la table pour partager un programme qui rende compte de l’importance donnée à « la ville », à sa mixité, à toutes les exigences d’un bien commun.
Le problème du logement lui aussi n’est pas nouveau !
Il y a cinquante ans, j’avais déjà en mains le Cinquième plan préfacé par Pierre Massé. En 1974, le Sixième plan débutait, la crise de la ville et du logement grondait. Il s’agissait de villes nouvelles et les grands concours devaient changer la ville et l’architecture. Ce dernier plan prévoyait la construction de 500 000 logements par an. Nous avions l’intention de démarrer par une cinquantaine et de mettre nos idées à l’épreuve : Où les construire ? Comment ? Par qui ?
La croyance était alors dans l’industrie, dans le modèle, dans la répétition, dans un Graal qui serait la cellule, le fameux module !
Avons-nous appris de nos errances ? Concernant le logement, notre monde s’enfonce désespérément dans la même erreur, celle de tout miser sur les technologies et de ne pas voir qu’avant de construire, il faudrait d’abord concevoir. On demande aujourd’hui aux architectes de se spécialiser dans la construction en bois ou en pisé alors même que c’est dans la conception et dans l’évolution des attentes des utilisateurs qu’ils doivent se spécialiser.
À la crise de la ville, de l’urbanisme et de l’architecture s’ajoute la crise du logement.
Pour le logement, tout reste à faire, l’urgence de cinquante années n’est plus une urgence.
Une situation de crise est un moment pour faire le point, nous y sommes.
Il fallait construire 500 000 logements par an, rien n’a changé ! On peut penser que ce pourrait être l’occasion de préparer les cinquante années à venir…
La raison de l’échec des villes nouvelles tient, notamment, dans la croyance que l’urbanisme va échapper au marché et qu’il sera l’outil « d’un rééquilibrage ». Ce rééquilibrage à l’est de Paris méritera un jour une évaluation !
La ville est une culture, une intensité, et l’arbre est son échelle de référence.
La ville est une culture oubliée au profit d’une idéologie dévastatrice, celle d’un continuum qui a permis toutes les indépendances alors que la ville est faite de dépendances, d’articulations, de transitions. Créer un quartier, un lieu de vie, suppose l’énoncé du projet, un dessein avant son dessin souvent trompeur ! Avant de créer un quartier, il faut interroger les conditions de réalisation de la mixité. Le « commun » est un programme réel et non un tracé sans substance. Avant de créer un campus, on en visite dix et on en débat. Le dessin est vide d’expérience et d’histoire, il ne dit rien de la qualité de la vie collective attendue. Je laisse aux critiques le soin d’émettre un point de vue sur l’Ile-Saint-Denis versus le Plateau de Saclay.
Comment sortir de l’urgence et concevoir, avant même de construire, un projet qui mette la diversité, la surprise, le plaisir en avant. L’unité plutôt que l’uniformité car la différence est de taille. L’unité c’est le bien commun, la surprise c’est la capacité à donner une identité, une attention, au déjà là.
Nous avons un problème de ville.
L’impasse est due à ce mouvement moderne, symbole de table rase, qui s’est justifié par l’urgence et a fait de la préfabrication industrielle une esthétique de vérité, pendant que le monde, par ailleurs, se débarrassait de l’économie industrielle. La réindustrialisation est à nouveau une nécessité, elle devient le fondement d’une nouvelle pensée de la ville active, mixte, diverse. Nous devons nous y préparer, non pas en l’excluant hors les murs de la ville mais en cherchant à la rendre compatible à partir du nouveau bien commun, support de mixité et de diversité. Ce commun doit permettre de poser les termes de la ville à venir, une ville qui se fera sur la ville que nous n’avons pas su faire, sur nos errances.
Un ministère de la Ville n’est pas un ministère des quartiers « défavorisés ». C’est un ministère en charge de faire réaliser, pour chaque ville de plus de 50 000 habitants, un plan d’avenir dans le périmètre préalablement défini par la loi ZAN. Après Habitat et vie sociale, les Opérations de Renouvellement Urbain, les Grands Projets de Villes… toutes nos villes sont concernées.
Le bien commun ne s’évalue pas quantitativement, la notion de bien commun n’est pas à l’ordre du jour. Notre modèle urbain est en péril et les raisons de sa disparition en sont le modèle américain et le fonctionnalisme. Les conditions de la restauration d’un nouveau modèle urbain seront le partage d’un projet et sa conduite. L’économie et le social ont partie liée, l’urbanité est là pour en rendre compte.
Les Champs-Élysées cherchent à se refaire une beauté, cela ne se fera pas juste avec deux rangées d’arbres supplémentaires. Il est temps de s’interroger sur ce que seront les futures « merveilles urbaines », c’est cette réflexion qui va engendrer de l’innovation, de la complexité, de l’urbanité.
On voit tout de suite l’importance de la mixité, de l’évolutivité, et la nécessaire prise en compte des rites et des pratiques collectives. La ville change, il nous revient d’anticiper le changement en tenant compte de notre histoire, de notre culture et de la révolution technologique en cours.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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