À l’été 2024, la Mutualité Française a annoncé la livraison par l’architecte Rudy Ricciotti de la restructuration de son siège historique au 255 rue de Vaugirard à Paris (XVe). L’occasion de mesurer ce qui en 2024, pour le même projet, sépare ou rapproche le communiqué du maître d’ouvrage* de la présentation de l’architecte en 2019 à l’occasion du concours. C’est ce dernier texte que Chroniques invite à (re)découvrir.
Note de présentation de l’opération
Plus que jamais, l’acte de production architecturale est une responsabilité terrible et écrasante. Cela génère en moi de l’anxiété, des formes variables de paranoïa, ou encore, pour le dire plus crûment : de la peur.
J’ai peur de me tromper, de mal faire ; j’ai peur de m’égarer sur de mauvais chemins. Et si je m’enfonçais dans l’erreur en tant qu’architecte, la réalisation physique serait irréversible, sans aucune possibilité d’annulation ou de recommencement. Mon erreur serait encore là, sous les yeux des enfants de mes petits-enfants lorsqu’ils auront mon âge.
Peu de professions sont ainsi confrontées à cette exigence morale qui consiste à viser juste sous peine de finir en enfer. J’ai en tête les chirurgiens, les toreros, les militaires, en précisant que les deux dernières catégories ajoutent l’honneur à cette exigence morale : paramètre décisif de l’élégance.
Concevoir la valorisation du siège de la Fédération Nationale de la Mutualité Française, est une action qui s’inscrit dans cette exigence de justesse, à plus forte raison. Cette conception s’inscrit dans un faisceau de cibles multiples : valorisation immobilière, donc efficacité de l’attractivité locative, mais aussi valorisation de l’image même de la Fédération par le territoire physique qu’elle occupe, par les choix et les décisions qu’elle aura prises pour transformer le réel et fabriquer un symbole. Car in fine, c’est de symbolique qu’il va s’agir ici, cristallisant les valeurs qui sont celles de la Fédération et celles inhérentes à la notion de mutualité.
Au commencement, il y a le bâtiment existant. Il a presque cent ans, et témoigne par sa présence du passé industriel du XVe arrondissement de Paris. Construit autour des années ‘30, il abritait les activités de la Compagnie des Téléphones Thomson-Houston et incarnait donc à cette époque le summum du progrès : la téléphonie comme vecteur d’une petite révolution de communication avec l’audace de structures nouvelles, rationnelles, en béton. L’ouvrage incarnait à cette époque un certain nombre de croyances en un monde meilleur dont le socle était l’industrie au sens le plus glorieux.
En 1987, le cabinet Jougleux Di Fiore, porté par une époque tout entière qui clame son droit à la consommation comme nouvel horizon de croyance, scelle le destin de l’ouvrage : la modernité passera par le bardage, l’aluminium, le verre mercurisé-fumé. La panoplie de l’avant-garde se mesurait au degré de l’expression consumériste en façade, tenant les années de naissance du bâtiment pour de l’obscurantisme. 1987 détenait sa vérité et incarnait le progrès par la sainte onction de l’aluminium et de la (fausse…) façade rideau à cassettes, RAL 8011. Les lieux de fabrique faisaient place aux lieux du tertiaire.
En 1967, Jacques Tati souriait déjà dans Playtime, raillant l’arrogance et la vacuité de ces architectures du cynisme.
Le premier mouvement de notre proposition consistera donc en une restitution de l’architecture originelle de l’ouvrage et des signes qu’il portait en son époque : générosité des ouvertures, innovation de l’ingénierie des structures, audace constructive. Un travail de mise à nu sera mis en œuvre pour l’ensemble du bâtiment, pour ne conserver que l’essentiel : la révélation, la restitution des structures, pour une renaissance de l’ouvrage. Ce travail de libération s’accompagne d’un retour à l’ampleur des ouvertures, dont les formats originels, aujourd’hui enfouis sous une gangue d’aluminium, sont particulièrement généreux.
Construire pour la Fédération Nationale de la Mutualité Française n’est pas construire pour une banque ou un archétype tertiaire désincarné et anonyme. Il ne s’agit pas ici de célébrer les codes trompeurs de la brillance, de la transparence comme illusion du partage, de la pierre polie comme symbole de l’opulence.
Au contraire, ma responsabilité est de révéler ce qui ne se voit plus, et par là même, de valoriser l’image de la Mutualité Française, ancrée dans une action éclairée et savante.
Les valeurs qui enracinent la Mutualité sont issues des notions premières de secours mutuel, très présentes dans les premières corporations de travail, à l’exemple du compagnonnage ou des confréries. La notion de solidarité, du vivre-ensemble, ainsi que les valeurs du travail sont symbolisées sur le sigle de la Mutualité Française au travers d’un motif alvéolaire évoquant la ruche des abeilles. Ce symbole nous est apparu comme une valeur fondamentale à promouvoir au travers de cette opération, et deux créations architecturales présentées ici puisent leurs origines dans cette écriture bio mimétique. Les deux espaces considérés sont le secteur du hall d’accueil existant et la cour extérieure située entre les bâtiments A et C. Deux verrières viennent contenir ces deux espaces, les intégrer au bâti général, en leur conférant deux statuts différents en termes d’usage.
Ces deux verrières possèdent une écriture architecturale issue de l’analyse et de l’interprétation quasi littérale de la structure d’une aile de libellule, elle-même alvéolaire.
À ce titre, un contraste, un dialogue apparaît entre un bâtiment restitué dans son état originel (le bâtiment industriel de 1930) et deux ouvrages « insérés » de manière délicate.
Ces deux icônes architecturales incarnent ici une posture audacieuse, à la fois savante et populaire, et de ce fait particulièrement avant-gardiste. C’est de l’image même de la Mutualité Française qu’il s’agit, au sein de son siège, au travers d’une architecture emblématique d’une certaine vigueur hybride (E. Barrois) : à la croisée entre les excellences de l’ingénierie française et de l’artisanat. Les produits verriers employés sont issus du métissage entre l’industrie du verre industriel, et la teinte du verre issue d’une technique médiévale de compagnons du devoir, basée sur l’emploi de sels d’argent. Le résultat est un produit verrier de couleur or qui donne à la lumière naturelle une valeur chromatique splendide et méconnue.
La structure de ces deux verrières est réalisée par l’emploi d’un béton innovant, que nous avons souvent employé : le Béton de Fibres à Ultra Hautes Performances (BFUP). Cette matière permet l’économie de la matière. Elle permet donc la légèreté, couplée à une résistance mécanique sans équivalence. Très proche du rendement mécanique des structures alvéolaires, la structure que nous proposons s’inscrit dans une grande pérennité : matériaux à pores fermés, résistant aux agressions urbaines, ne nécessitant pas d’entretien, et dont la durabilité s’approche de la centaine d’années.
D’une certaine manière, il s’agit ici de la reprise de l’épopée architecturale du gothique flamboyant, célébrant la lumière, la performance des structures et l’élancement vers le ciel.
Deux espaces distincts sont contenus sous ces deux verrières :
Le secteur du hall / auditorium, élancé verticalement, est logiquement abrité par l’une de ces deux verrières. Lieu emblématique de l’ensemble immobilier de la FNMF, il s’agit d’un espace spectaculaire, doté de plusieurs fonctions :
• Accueil du public et des usagers
• Espace propice à de nouvelles formes de travail délocalisées et centrées sur la convivialité : un café, en partie haute des gradins est proposé, permettant de se réunir de manière informelle dans un cadre agréable)
• Dispositif scénique de gradinage permettant de doubler la fonction de l’auditorium, et de renforcer les possibilités de congrès, de réunions collégiales, conférences, etc. Ce dispositif est également support d’actes de communication (évènementiel ou autre), en utilisant les gradins pour exposer. Enfin, au quotidien, il est possible de s’y asseoir, d’y boire un café, d’y travailler en petits groupes.
• Liaisons entre les ailes C et D de l’ouvrage, par passerelles suspendues.
Le jardin d’hiver est l’autre espace contenu sous verrière. Il s’agit de l’ancienne cour extérieure articulant les ailes A, B et C. Cette cour, peu valorisée devient ici un lieu d’exotisme, un ailleurs dans Paris : il s’agit d’un jardin botanique pourvu de végétaux issus de biotopes tropicaux ou de jungles denses. Cette collection botanique devient un espace couvert, confortable en toutes saisons, offrant un paysage de qualité depuis les façades qui le bordent.
Ce lieu particulièrement scénographique, presque romanesque, est un dispositif aux usages multiples : évènementiel, scénographie nocturne, spectacles, petite restauration… Cet exotisme du végétal est aussi un exotisme du temps et de l’espace, abrité sous une grande aile de libellule.
La proposition ici présentée se veut mesurée sans être timide, à la fois respectueuse d’un ouvrage que nous considérons comme patrimonial, et signifiant quant à la valorisation de l’image de la Mutualité et de son patrimoine immobilier.
Le général De Lattre de Tassigny a eu cette formule qui résume à elle seule le formidable pouvoir de la surprise, et donc de l’imagination : « Frapper l’ennemi, c’est bien. Frapper l’imagination c’est mieux ».
Rudy Ricciotti
Janvier 2019
* Lire le communiqué du maître d’ouvrage : À Paris, le siège historique de la Mutualité Française rénové par Rudy Ricciotti