La Bibliothèque nationale de France (BNF) François Mitterrand n’est-elle qu’un météore tombé du ciel, une nouveauté radicale sans antécédent ?* Naît-elle dans le désert ? Évidemment non. Son projet surgit dans un contexte très large de révolution de la lecture publique dans l’Hexagone. Second épisode : le temps des bibliothèques municipales.
Deux chiffres : dans les années 1960-1970, il y a moins de 900 bibliothèques publiques en France, en 2024 il y en a 15 500 ! Remarquable saut quantitatif mais aussi qualitatif. Les moins de 40 ans franchissant aujourd’hui le seuil de leur médiathèque ignorent qu’ils réalisent le rêve caressé par leurs alter ego des années 1950.
À l’inverse des pays anglo-saxons, à la fin du XIXe la France a raté l’essor de la lecture publique. Les fonds très souvent patrimoniaux saisis aux privés et aux institutions religieuses attirent lettrés, chercheurs et universitaires. Jaloux de leurs trésors, cela se comprend, les dirigeants bibliothécaires préfèrent la conservation à la communication des ouvrages que les bibliothèques populaires tentent de développer. Malgré les créations remarquables sous Napoléon III des bibliothèques parisiennes et de la Salle Labrouste, les bibliothèques s’habillent en citadelle digne et hautaine pour le vulgum pecus.
En 1945, c’est par un décret du 19 août 1945 que le général de Gaulle crée la Direction des bibliothèques de France et de la lecture publique, à laquelle sont assignées trois missions : administrer les bibliothèques savantes, contrôler les bibliothèques municipales, organiser et administrer la lecture publique. Dans la foulée sont créées les bibliothèques centrales de prêt. Elles doivent à partir du chef-lieu du département irriguer via des bibliobus des dépôts dans des lieux publics choisis. En 1967, il en existe 41 mais seulement 2 à 4 % de la population adultes en sont les clients.
Le projet politique s’affirme : faire de l’accès à la culture via la lecture un service public et un bien fondamental. Au centre du dispositif, les bibliothèques municipales (BM). Elles devraient avoir la mission la plus étendue, les publics les plus divers, les fonds les plus diversifiés. Pour atteindre de tels objectifs dont rêvent une partie des bibliothécaires, il faudra du temps. Avant la fin des années 1960, elles ne touchent qu’environ 15 millions de personnes, n’accueillent que 524 000 emprunteurs, soit moins de 3 % de la population intéressée.
Les statistiques les plus optimistes font apparaître, compte tenu de Paris et de la Seine, un pourcentage de lecteurs, par rapport à la population totale, de 4,6 alors qu’il grimpe à 40 % pour le Canada, 31 % pour le Danemark, 30 %, pour la Grande-Bretagne, 20 % pour les États-Unis.**
Quand le premier ministre Georges Pompidou lance qu’en matière de lecture publique tout est à faire, il ne fait que décrire la réalité. C’est d’ailleurs lui qui en 1966, au cours d’un Comité interministériel, met à l’ordre du jour les problèmes de la lecture publique en France. Le rapport remis en février 1967 pointe les lacunes, décrit les réformes à entreprendre, les objectifs à atteindre : offrir au public des bibliothèques municipales attrayantes, l’accès direct aux livres et aux sources d’information, multiplier et diversifier les points de lecture en créant annexes et succursales, implanter des centres de lecture dans les grands ensembles, créer, quand il se peut, des dépôts sur les lieux de travail ou de détente, servir la population rurale par des bibliobus de prêt direct, donner aux bibliothèques centrales de prêt le moyen d’animer et de rajeunir, avec leur accord, les petites bibliothèques municipales, susciter dès l’enfance le goût de la lecture.*** Soit en miroir la description de tout ce qui manque.
L’éventuel programme, ambitieux, exige des moyens et du temps. Les vœux pieux énoncés, suit une embellie de quelques années, servie par la mise en œuvre d’un programme d’aides incitatives (42 000 m² construits par an entre 1972-74) que met à mal la crise pétrolière de 1973. Pour faire très vite, trois faits majeurs ponctuent cette décennie : la création en décembre 1975 de la Direction du Livre (DL, devenue et de la Lecture en 1982), l’ouverture en janvier 1977 au Centre Pompidou de la Bibliothèque publique d’information qui ne prête pas ses documents (400 000) mais les met en libre accès, sorte d’Eldorado pour une génération de lecteurs, en particulier d’étudiants, qui donne des envies bien au-delà de Paris ; l’émergence d’une particularité française : la médiathèque. Cette dernière, son nom l’indique, dépasse la collection des seuls livres et propose d’autres médias, peu à peu pour tout public (disques, puis au fil du temps, vidéos, CD…) en accès direct dans des bâtiments qui osent s’ouvrir aux lecteurs de tout poil. Mais faute de financement durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les investissements et les constructions stagnent, captés par la réalisation des Musées d’Orsay et de la Villette.
L’état des lieux rien moins que préoccupant conduit le président d’alors à demander un avant-projet de loi sur les bibliothèques. Abandonné car considéré comme trop dispendieux par Bercy, il conduit pourtant le premier ministre Raymond Barre à la commande d’une réflexion globale « sur les établissements qui concourent au service public de la lecture ». Le rapport Pierre Vandevoorde,**** directeur du livre, un pavé de 447 pages de descriptions précises chiffrées, d’argumentation serrée est rendu en juin 1981 juste après l’élection de François Mitterrand. Le changement de majorité pouvait le rendre nul et non avenu. En fait, il inspirera le rapport suivant, ordonné par Jack Lang à Bernard Pingaud et Jean-Claude Barreau remis en deux temps (octobre de la même année puis janvier 1982) avec 55 propositions sous le titre « Pour une politique nouvelle du livre et de la lecture ».
Si l’exclamation du ministre de la Culture « le 10 mai 1981, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière » continue de faire sourire, ce rapport et ses suites marquent un basculement majeur dans l’histoire récente des bibliothèques. Tout y passe : la formation, le recrutement, les financements, l’élargissement des fonds, l’ouverture au public, la construction, l’évolution des projets d’architecture…
L’impulsion majeure suit la création de la Dotation Générale de Décentralisation en 1986. Outil d’accompagnement financier, elle permet l’aménagement culturel du territoire. En métropole, 89 % des bibliothèques publiques et 93 % en outre-mer sont construites après cette date. Jean Gattégno nommé en 1981 directeur du Livre et de la Lecture par Jack Lang, explique alors que l’objectif est de « construire 1,5 million de m² de bibliothèques municipales dans les prochaines années », chiffre rapidement atteint et dépassé (0,65 million de m² en 1981, 1,2 million en 1990).
Jean-François Pousse
** Rapport du Groupe d’études dirigé par Étienne Dennery, directeur des bibliothèques et de la lecture publique et rédigé par Michel Bruguière, chargé de mission au cabinet du Premier ministre (1966-67)
*** La lecture publique en France, https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1968-03-0105-001
**** Les bibliothèques en France. Rapport au Premier ministre établi en juillet 1981 par un groupe interministériel présidé par Pierre Vandevoorde, Directeur du livre. Ministère de la culture (Dalloz 1982).
* Lire les trois volets de la série Bibliothèques et Médiathèques, une histoire française
– La BNF, de Richelieu à Tolbiac
– Le temps des bibliothèques municipales
– Le temps des médiathèques