
« Le Musée du Quai Branly ne s’attaque pas au colonialisme, il l’esthétise. Il ne donne pas de pouvoir aux cultures qu’il expose, il les embaume ». Un article signé Andrea, Taher, Gurprit et Linus.
Ce texte est issu d’un atelier d’écriture critique (critical writing workshop) qui s’est tenu à Paris au printemps 2025 à l’Institut d’architecture Confluence. Après avoir chacun individuellement visité avec les yeux de Chimène le Musée du Quai Branly ou le Centre Pompidou et rédigé chacun un premier rapport, les étudiants devaient, par groupe de trois ou quatre – de l’individuel au collectif – en proposer une lecture critique, autant que possible. L’atelier a produit six textes, trois consacrés au Quai Branly, trois autres au Centre Pompidou. Revue de détail de ces monuments bâtis par des Pritzkers par les étudiants d’architecture d’aujourd’hui.*
Le Musée du Quai Branly Jacques Chirac se présente comme un phare du dialogue interculturel. En réalité, il s’agit d’un dispositif monumental d’anesthésie esthétique conçu pour éblouir, distraire et, finalement, dépolitiser.
Le Musée du Quai Branly à Paris n’est pas seulement un musée, c’est une performance nationale du déni. Conçu comme un espace de « célébration de l’art non occidental », il est en réalité un élégant tombeau de la mémoire coloniale. Derrière sa végétation luxuriante, son éclairage tamisé et son architecture sinueuse signée Jean Nouvel se cache un projet qui perpétue la logique même de l’extraction coloniale : prendre l’objet, le dépouiller de son contexte, effacer la violence de son acquisition et le présenter comme un art primitif, anonyme et sublime.
Ce que nous observons au Quai Branly n’est pas l’élévation de « l’autre », mais sa domestication esthétique. Comme l’écrit l’anthropologue Benoît de L’Estoile, c’est « un musée d’émerveillement dépolitisé, où la violence de l’histoire est remplacée par un vague sentiment d’enchantement ».
Le musée possède plus de 300 000 objets provenant d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et des Amériques, mais refuse de nommer la véritable source de sa richesse : l’empire. La provenance est souvent floue. Les étiquettes didactiques sont minimales. La conquête coloniale qui a permis à ces objets de traverser les océans et les frontières est rendue insignifiante, voire neutre.
Cet effacement est intentionnel. Dans Paris Primitive (2007), Sally Price prévient : « La conception du musée était moins régie par l’anthropologie que par la théâtralité. Le message : ces cultures sont intemporelles, mystérieuses, inconnaissables. Et la France, la conservatrice bienveillante ».
La scénographie de Jean Nouvel est magistrale et insidieuse. Le spectateur est plongé dans l’obscurité, bercé par les sons ambiants, attiré par les vitrines lumineuses. C’est un espace conçu pour submerger les sens et suspendre la pensée critique. Les objets – masques rituels, sculptures, armes, reliquaires – flottent dans un espace abstrait où l’histoire, la géographie et la politique disparaissent.
Comme le dit l’historienne de l’art Dominique Malaquais : « Le musée vous séduit et vous fait oublier. Il remplace l’histoire par l’atmosphère ».
Alors que l’art occidental est célébré à travers des noms comme Picasso, Rodin, Giacometti, les œuvres exposées au Quai Branly sont en grande partie anonymisées. Pas d’artistes, pas de biographies, pas de lignée intellectuelle. C’est là aussi un héritage colonial : le mythe selon lequel la créativité non occidentale est collective, instinctive, pré-rationnelle.
Christine Mullen Kreamer, du Smithsonian, note : « Ce refus d’individualisation n’est pas neutre ; il perpétue l’idée que les créateurs africains ou autochtones sont incapables d’être auteurs au sens occidental du terme ». Il en résulte une hiérarchie de la reconnaissance : l’Occident pense, le reste produit.
Malgré l’engagement du président Macron en 2017 de restituer les artefacts africains et le rapport Sarr-Savoy (2018), le Quai Branly demeure un bastion de résistance. La restitution est lente, symbolique ou encombrée de lourdeurs bureaucratiques. Le musée, souvent discrètement, affirme que la France est mieux armée pour « préserver » ce patrimoine – un écho paternaliste à la mission civilisatrice coloniale.
Achille Mbembe, historien, politologue et enseignant universitaire, répond sans détour : « Ce qui est exposé n’est pas simplement de l’art, ce sont les débris de l’empire, des fragments d’une humanité rendue muette par la conquête ». Refuser la restitution n’est pas neutre : c’est la continuation de la possession par d’autres moyens.
Le Musée du Quai Branly ne s’attaque pas au colonialisme, il l’esthétise. Il ne donne pas de pouvoir aux cultures qu’il expose, il les embaume. Ce n’est pas un espace de dialogue, c’est un monologue, prononcé avec l’accent raffiné du déni.
Tant que la France ne sera pas disposée à repenser ses musées comme des espaces de responsabilisation, plutôt que de performance, le Quai Branly restera ce qu’il a toujours été : une salle d’exposition coloniale déguisée.
Andrea, Taher, Gurprit, Linus
Paris 14 mai 2025
Andrea Parkaia (1er cycle ; 6ème semestre)
Taher Hassani (1er cycle ; 5ème semestre)
Gurprit Singh (1er cycle ; 2ème semestre)
Linus Angaman (1er cycle ; 2ème semestre)
* Les six textes
– Quai Branly – Si l’objectif était de dérouter les visiteurs, c’est réussi
– Beaubourg – Une cacophonie chromatique digne d’un schéma de plomberie soviétique
– Quai Branly – Un musée bâti sur le silence et l’amnésie coloniale
– Beaubourg – la façade du Centre Pompidou est un raté architectural
– Quai Branly – Safari des Sens où consommer l’Autre
– Beaubourg – Quand l’architecture devient un plan de maintenance