
Qu’apporteraient donc au progrès de l’architecture de ce siècle Adolf Loos, Friedrich Kiesler et Friedensreich Hundertwasser, trois architectes considérés en leur temps comme provocateurs ? Reportage à Vienne (Autriche). Chronique d’Outre-Manche.
Il y a un siècle, l’épanouissement intellectuel de Freud, Klimt, Schiele, Schrödinger, Wittgenstein et d’autres fit brièvement de Vienne l’épicentre de la pensée occidentale. La ville nourrit également trois architectes – Adolf Loos, Friedrich Kiele et Friedensreich Hundertwasser – qui allaient se rebeller contre les normes du siècle précédent. Sont-ils pertinents aujourd’hui ?
En matière de design et de décoration, le mouvement germano-autrichien Jugenstil, parallèle à l’Art nouveau, réagit contre l’historicisme. Le premier de nos provocateurs architecturaux viennois est Adolf Loos (1870-1933), ironiquement connu pour son rejet de la décoration.

À Chicago, Loos assista à l’Exposition colombienne « Beaux-Arts » de 1893, qui déclencha une manie américaine pour l’architecture historiciste (un phénomène que Trump souhaite reproduire). Vienne en regorgeait déjà, exprimant son statut impérial par des bâtiments d’État néoclassiques d’une grandeur absurde. Loos fut également témoin du fonctionnalisme de l’École d’architecture de Chicago. En 1913, son essai « Ornement et crime », publié pour la première fois à Paris, rejetait les ornements fantaisistes de l’architecture faussement historique. Les façades minimalistes de la Looshaus (Maison Loos) viennoise (1912) font écho à celles des gratte-ciel pionniers de Louis Sullivan, mais elles suscitèrent l’indignation.
Loos dut ajouter des jardinières aux fenêtres, tandis que l’empereur Franz-Joseph fit baisser les stores du côté de la Hofburg afin de ne pas gâcher la vue. La Looshaus était-elle si choquante ? Un siècle plus tôt, les entrepôts de Liverpool arboraient de vastes façades aux lignes de fenêtres répétées, tout aussi sobres. Quoi qu’il en soit, le somptueux revêtement en marbre et les colonnes du bâtiment commercial de Looshaus, ainsi que ses boiseries intérieures raffinées, son carrelage et ses plafonds en cristal, ne sont-ils pas de la « décoration » ? Le véritable choc n’a pas touché l’architecture mais la sensibilité d’une classe supérieure réactionnaire, et celle-ci a réagi de manière excessive.
Peut-on reprocher à Loos le modernisme, qui allait engloutir le monde, anéantir l’architecture vernaculaire et instaurer une monotonie urbaine sans précédent ? Loos a également conçu des maisons viennoises remarquables, devançant le Bauhaus, et a proposé un gratte-ciel en forme de colonne classique pour le Chicago Tribune. Sa philosophie du « Raumplan », selon laquelle des pièces de tailles différentes selon leur usage sont agencées en trois dimensions dans une structure ouverte, rejette explicitement l’agencement répétitif des espaces propre au modernisme.

Le rejet du modernisme et de son carcan orthogonal par Friedrich Kiesler (1890-1965) était plus absolu. Avant de quitter Vienne pour New York en 1926 et de prendre le nom de Frederick, il adopta le concept de Raumplan et proposa qu’un bâtiment soit une « Gesamtkunstwerk » (œuvre d’art totale). Dans les années 1930, il développa le « corréalisme », une approche transdisciplinaire visant à synthétiser les environnements naturels, humains et techniques.
La « Maison sans fin » incarne tout cela. Des volumes ovoïdes connectés définissent les espaces et s’élèvent au-dessus du sol. Cette forme sculpturale apparut en 1924, puis se développa au fil des décennies. C’est l’antithèse totale des maisons de verre de Mies et Philip Johnson, deux icônes modernistes. La forme organique de Kiesler est souvent décrite comme biomorphique mais elle s’apparente davantage à des grottes interconnectées, sans la roche qui les entoure. Les grottes étaient autrefois la solution naturelle pour abriter l’homme. La « Maison sans fin » n’a jamais été réalisée, mais au mumok (Musée d’art contemporain) de Vienne, une exposition* comprend une maquette, des dessins d’architecture et Kiesler en parle à la télévision américaine.
Kiesler affirmait que nous sommes contraints de nous conformer aux diktats de l’architecture moderniste, mais que la conception des maisons doit « satisfaire la psyché de l’habitant ». Il a même déclaré qu’une maison devait être « un organisme vivant doté de la réactivité d’une créature pure et entière ». Certains ont alors qualifié ces propos de délires mais ils trouvent aujourd’hui un écho – non pas dans les bâtiments « intelligents » numériquement, mais dans les biomatériaux et les rêves de création de structures habitables intégrales, génétiquement programmées. Nous pourrions même voir des dômes recouverts de régolithe pour abriter les équipages chinois sur la Lune, telles des variantes semi-immergées de la « Maison sans fin ».

Le troisième homme est Friedensreich Hundertwasser (1928-2000), qui partageait le dégoût de Kieler pour les lignes droites et prônait également un design organique et centré sur l’humain. Son architecture s’inscrit dans une forme exubérante de postmodernisme, sans montage historique.
La Hundertwasserhaus (1986) est peut-être le bâtiment d’après-guerre le plus étonnant de Vienne. Ce projet de logements sociaux, réalisé avec l’aide de Josef Kravina, est une véritable explosion de couleurs, de végétation (250 arbres et arbustes), d’ondulations et de courbes insolites. Il est parsemé de carreaux de terre brillants, de baies et de balcons inattendus, et bien plus encore. Chaque détail est un enchantement. (Pourquoi les logements sociaux contemporains ne pourraient-ils pas être comme ça ?)
Aujourd’hui, la Hundertwasserhaus est fréquentée par des touristes venus d’aussi loin que le Japon, et elle est en voie de gentrification. À proximité, dans la KunstHausWien (1991), qui abrite le Musée Hundertwasser**, il a rénové le bâtiment avec Kravina. À l’intérieur, on peut gravir de fantastiques escaliers organiques, traverser des planchers volontairement ondulés et admirer des baies vitrées végétalisées. Hundertwasser était également convaincu qu’une technologie de pointe permettrait d’éliminer les émissions de la nouvelle usine d’incinération de Vienne avant d’accepter de la rénover. Non seulement la Müllverbrennungsanlage Spittelau (1992) est ornée de fresques murales ludiques, de sphères dorées et toit végétalisé, mais sa cheminée de 126 m de haut embroche le plus grand globe doré, telle une tour futuriste de science-fiction rétro avec une boule à facettes. Il a même ajouté des bandes organiques chaleureuses à la tour de bureaux adjacente, plus banale, et d’autres boules dorées.

Le portfolio architectural d’Hundertwasser s’étend à l’Allemagne, au Japon et à la Nouvelle-Zélande, où il s’est installé. Seul Gaudí, qui travaillait à Barcelone à l’autre bout du XXe siècle, peut se comparer à lui pour son style organique et éclectique. Tous deux s’inspiraient de la nature, mais Hundertwasser était aussi un écologiste engagé. Il prônait l’utilisation d’arbres pour les toits en 1971, quatre décennies avant le premier Bosco Verticale (forêt verticale) de Stefano Boeri. À partir de 1975, il milita sur des questions allant de la conservation de l’eau à une société sans déchets (anticipant l’économie circulaire). Plus tard, il conçut des communautés non bâties intégrées dans des collines vallonnées, abolissant ainsi la division entre urbain et rural. C’est le type d’environnement bâti dont notre siècle a désespérément besoin.

Nos trois anticonformistes viennois étaient également artistes. Les peintures de Loos sont peu connues mais on sait qu’en 1928, il fut reconnu coupable d’abus sexuels sur des jeunes filles qu’il faisait poser. Kiesler, quant à lui, était reconnu par la critique américaine comme un artiste majeur de l’avant-garde des années 1950. Il appelait ses œuvres « Galaxies » et, à l’instar de ses scénographies des années 1920, il s’agissait de compositions spatiales. Ses peintures aux couleurs ocre, qui allient abstrait et surréaliste, s’étendent à une troisième dimension et dialoguent avec des installations sculpturales en bois, pierre et métal.
Nous avons ensuite Hundertwasser, l’un des grands artistes visionnaires du siècle dernier. Ses douces aquarelles des années 1940 représentant Vienne ont rapidement évolué, tant par leur style que par leur sujet, dépassant la simple représentation atmosphérique. Un expressionnisme unique s’est développé avec une vivacité sans cesse croissante. On y retrouve parfois des échos de Klimt ou de Van Gogh, mais un esprit fantastique, unique en son genre, s’est libéré. Il s’appuie sur sa philosophie passionnée, ancrée dans l’écologie, selon laquelle notre relation à la nature doit être spirituelle et holistique. Cet esprit métaphysique imprègne également son architecture.

Qu’apportent ces trois hommes au progrès de l’architecture de ce siècle ? Loos nous offre une organisation spatiale variée. L’appel de Kiesler à rejeter la tyrannie du rationalisme et à repenser l’architecture comme centrée sur l’humain et holistique est d’une actualité brûlante. Mais Hundertwasser renouvelle cet appel avec de puissantes dimensions écologiques et métaphysiques. Son architecture joyeuse et éclectique n’est qu’un aspect d’un chemin vers une nouvelle spiritualité fondée sur la nature. L’IA peut se faire passer pour le copilote de l’humanité tout en en prenant furtivement le contrôle mais nous persistons, grâce à la nature, même lorsque nous la détruisons. L’architecture a besoin de se réconcilier avec la nature. Les réglementations et les objectifs technocratiques en matière de durabilité ne font pas appel à nos émotions. L’étape suivante consiste à spiritualiser l’architecture, comme Hundertwasser.
Herbert Wright
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* Friedrich (Frederick) Kiesler Endless House au mumok, Vienne https://www.mumok.at/en/exhibitions/kiesler-endless-house
** KunstHausWien comprenant le Hundertwasser Museum https://kunsthauswien.com/en