
Dans ce nouveau paysage instable où les anciennes cartes sont inutiles, le réapprentissage n’est plus une option, c’est un impératif. Le voyage initiatique de l’architecte change de nature. L’arrivée de l’intelligence artificielle va-t-elle dynamiter les modèles ? Éléments de réponse avec l’architecte Boris Cindric (III/IV).
L’architecte Boris Cindric, né en 1968 à Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, a trouvé refuge en France après avoir combattu dans les forces bosniennes tout au long du siège de Sarajevo (6 avril 1992 – 29 février 1996). Après avoir collaboré avec des agences telles AREP, Arte Charpentier, Christian de Portzamparc, Valode & Pistre, il a fondé en 2003 l’Atelier d’Architecture Boris Cindric (AABC).
La Fracture Intime, la Fracture du Monde
La guerre et l’exil ne furent pas un choix mais une déconstruction personnelle forcée. Ils ont pulvérisé la ligne droite d’un avenir qui semblait tracé, m’obligeant à reconstruire une identité et un métier sur des ruines, tant physiques que mentales. L’histoire de l’architecture est, bien sûr, une succession de ruptures et de réinventions, mais vivre une telle fracture dans sa chair donne une compréhension intime, non théorique, de la fragilité des systèmes et de la nécessité de s’adapter pour survivre.
Aujourd’hui, je constate que le monde entier vit, de manière diffuse mais tout aussi radicale, une déconstruction similaire. Les certitudes du XXe siècle s’effondrent sous le poids de crises interdépendantes : la prise de conscience de nos limites planétaires, le bouleversement de l’ordre mondial et la résurgence des conflits, la polarisation sociale, et surtout, le vertige de l’intelligence artificielle qui vient percuter nos définitions mêmes de la création, du travail et de la connaissance. Ces forces ne sont pas des tendances passagères ; elles redéfinissent les fondations mêmes sur lesquelles nous pensions pouvoir bâtir.
L’Humilité comme Condition de Survie
Dans ce nouveau paysage instable où les anciennes cartes sont inutiles, le réapprentissage n’est plus une option, c’est un impératif. Le voyage initiatique de l’architecte change de nature : il ne s’agit plus d’un « Grand Tour » pour accumuler des références esthétiques, mais d’une plongée en apnée dans la complexité. C’est un voyage aussi spirituel que physique, qui nous oblige à nous aventurer bien au-delà de nos zones de confort et qui exige une curiosité sans limites.
Face à ces enjeux qui mêlent climatologie, géopolitique et ingénierie de l’IA, la figure de l’architecte-chef, du maître d’œuvre omniscient, est devenue une fiction. Comment un seul individu pourrait-il prétendre maîtriser seul de tels champs de savoir ? L’image de l’architecte « grand chef » ou « tout sachant », au sommet de sa pyramide, est non seulement dépassée, elle est contre-productive.
Elle doit impérativement disparaître pour laisser la place à une figure plus agile et plus humble : l’architecte-médiateur, l’architecte-apprenant. Notre plus grande valeur ne réside plus dans la possession d’un savoir total, mais dans notre capacité à poser les bonnes questions, à orchestrer des expertises diverses et à traduire des langages qui ne se parlent pas. Notre rôle est de naviguer dans l’incertitude et de donner une forme spatiale et sensible à des solutions collectives. Ce réapprentissage permanent n’est donc pas un aveu de faiblesse. C’est, au contraire, une condition de survie professionnelle et intellectuelle.
Cette remise en question doit logiquement s’étendre à nos propres structures de travail. Nos agences sont encore trop souvent bâties sur ce même principe quasi militaire : le grand chef, les chefs de projets, puis les techniciens… Certes, notre métier impose une rigueur et une organisation sans faille pour répondre à d’immenses responsabilités, et cette hiérarchie a longtemps été la réponse à cette exigence de contrôle. Mais l’arrivée de l’intelligence artificielle vient dynamiter ce modèle en nous imposant une nouvelle et radicale humilité. Face à une technologie capable de gérer la complexité technique avec une efficacité qui nous dépasse, notre survie professionnelle ne dépendra plus de notre prétention à tout savoir, mais de notre sagesse à déléguer le savoir calculable à la machine.
L’IA nous force à nous recentrer sur ce qui nous reste : l’empathie pour comprendre les vrais besoins, la créativité pour poser les questions audacieuses et l’éthique pour guider les projets avec une intention humaine. L’IA ne menace donc pas l’architecte humble, elle le rend indispensable. Elle rend simplement l’architecte arrogant, obsolète.
Boris Cindric
Tous les chapitres de la série L’Architecte-Apprenant :
– l’héritage de Sarajevo (I/IV)
– L’Exil et la Médiation (II/IV)
– Le Grand Réapprentissage (III/IV)
– Architecturer l’Avenir (IV/IV)