
Ce temps que l’IA promet de nous rendre est en grande partie celui que la première révolution informatique nous a pris. Le véritable enjeu, le véritable gain, est-il ailleurs ? Réponse avec l’architecte Boris Cindric (IV/IV).
L’architecte Boris Cindric, né en 1968 à Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, a trouvé refuge en France après avoir combattu dans les forces bosniennes tout au long du siège de Sarajevo (6 avril 1992 – 29 février 1996). Après avoir collaboré avec des agences telles AREP, Arte Charpentier, Christian de Portzamparc, Valode & Pistre, il a fondé en 2003 l’Atelier d’Architecture Boris Cindric (AABC).
L’Horizon Numérique : Le Temps Retrouvé ?
Aujourd’hui, l’outil le plus vertigineux et le plus prometteur est sans conteste l’intelligence artificielle (IA). Loin de la voir comme une menace pour notre créativité, je la conçois comme le levier qui peut nous libérer. En automatisant les tâches techniques et en analysant des données complexes, l’IA ne nous remplace pas : elle nous rend le temps.
Cependant, soyons lucides : ce temps que l’IA promet de nous rendre est en grande partie celui que la première révolution informatique nous a pris. Dans sa quête effrénée de vitesse et de productivité, l’ordinateur nous a transformés en opérateurs de logiciels, souvent absorbés par la complexité de la production numérique elle-même, au détriment de la réflexion en amont. Le grand piège serait de répéter cette erreur. Utiliser les gains de productivité de l’IA uniquement pour produire plus, plus vite, dans une logique de pure rentabilité, serait une trahison de son potentiel.
Le véritable enjeu, le véritable gain, est ailleurs. Il s’agit de reconquérir ce temps non pas pour l’efficacité, mais pour la pertinence. Du temps pour le doute, pour la recherche sensible, pour le dialogue et pour l’inattendu. C’est du temps pour retourner sur le terrain, non pas pour mesurer mais pour ressentir l’âme d’un lieu. Du temps pour des conversations profondes avec les futurs habitants. Du temps pour la recherche sur des matériaux durables et poétiques.
Dans ce nouveau paradigme, la compétence clé de l’architecte se déplace. Elle réside moins dans la production de dessins que dans l’art de poser la bonne question, de formuler le « prompt » juste et inspiré qui guidera l’IA. L’architecte ne dessine plus seulement des plans, il dessine des intentions. Il devient le curateur, le directeur créatif et le garant éthique des innombrables possibilités que la machine lui propose. La collaboration n’est plus seulement humaine, elle devient homme-machine. L’IA apporte la puissance quantitative ; l’architecte, l’intentionnalité qualitative.
C’est ce dialogue qui nous offre enfin la chance de nous consacrer entièrement au « pourquoi ». Notre rôle est de devenir des artisans de la question juste. Et parfois, le « prompt » le plus décisif n’est pas celui que nous formulons, mais celui que la vie elle-même nous envoie.
Le Recommencement : Une Leçon d’architecture
Pour moi, ce « prompt » a pris le visage d’une belle rencontre. Une rencontre qui a redéfini les contours et le sens de l’avenir, et qui, tout naturellement, a fait naître un projet de vie tourné vers le Brésil. C’est donc face à cette possibilité concrète d’un autre commencement, sur cette terre qui incarne à la fois les fractures et la résilience du monde, que la question de mon identité s’est imposée avec une force nouvelle : serai-je « architecte » jusqu’à la fin ?
La question n’est pas de renier trente ans de parcours mais de se demander si mes capacités fondamentales d’architecte – analyser un système, structurer une pensée complexe, créer des ponts entre les disciplines, donner une forme à un besoin – ne pourraient pas, et ne devraient pas, s’incarner aujourd’hui dans de nouveaux projets de vie, de nouveaux défis professionnels qui ne porteraient plus nécessairement le nom d’architecture.
S’agirait-il d’un abandon, d’un renoncement à ma première identité ? Je crois aujourd’hui que c’est tout le contraire. C’est l’aboutissement logique d’une vie de réapprentissage. Le but n’est peut-être pas de devenir un autre type d’architecte mais de comprendre que l’architecture est avant tout une méthode de pensée, une capacité à organiser le monde, applicable bien au-delà de la seule construction.
Ce « nouveau départ » ne serait alors pas une rupture mais l’expression la plus pure et la plus contemporaine de mon métier. L’architecte de demain, tel que je l’entrevois, n’est plus seulement un bâtisseur d’espaces mais un interprète du monde, un artisan d’intelligences multiples capable d’habiter la complexité avec lucidité et désir. Sa mission n’est plus seulement de bâtir mais d’architecturer des projets, des relations et du sens, là où le besoin s’en fait sentir.
Cette philosophie n’est pas née d’une simple réflexion intellectuelle mais d’un moment de doute et d’amitié. Je me souviens d’un après-midi en Corse, sous le soleil, alors qu’une nouvelle rupture de la vie me frappait. J’ai confié à Mariane, une amie française très chère qui m’a réconcilié avec moi-même ce jour-là : « Je ne suis pas bien, Mariane. Je dois, encore une fois, recommencer ma vie à zéro ». Elle m’a regardé, non pas avec pitié, mais avec une surprise pétillante, et m’a demandé :
— Mais Boris, c’est quoi, ta profession ?
J’étais décontenancé car elle connaissait parfaitement ma vie et mes projets.
— Architecte… Quelle question ! ai-je répondu.
Elle a insisté, avec un léger sourire :
— D’accord. Et une fois qu’un de tes projets est fini, dessiné ou réalisé, tu fais quoi ?
La réponse m’est venue, soudain évidente et pourtant totalement nouvelle :
— Ben… je commence un nouveau projet.
Un rire a éclaté, d’abord le sien, puis le mien. Un rire de pure évidence, qui a balayé mon angoisse. Le lendemain, elle m’a envoyé une vidéo, sans un mot. On y voyait des moines bouddhistes finaliser un mandala de sable. Après des mois d’un travail d’une patience et d’une complexité inouïes, le dernier grain de couleur était posé. Et là, au moment même de sa perfection, l’un des moines a effacé toute l’œuvre d’un simple geste de la main. Et les moines de recommencer aussitôt.
Ce jour-là, grâce à ce dialogue et à cette image, j’ai compris. Mon angoisse de devoir « recommencer » était en réalité la définition même, l’essence de mon métier et de ma vie. La beauté de notre profession ne réside peut-être pas dans les édifices que nous laissons derrière nous mais dans cette capacité à embrasser chaque fin comme un nouveau commencement. Dans cet art de recommencer, encore et toujours, avec la même lucidité et le même désir.
Boris Cindric
Tous les chapitres de la série L’Architecte-Apprenant :
– l’héritage de Sarajevo (I/IV)
– L’Exil et la Médiation (II/IV)
– Le Grand Réapprentissage (III/IV)
– Architecturer l’Avenir (IV/IV)