
Un dimanche de septembre 2016, en Normandie sur le sable, il fait froid et vent… Il vient quand même, courageux qu’il est, muni de bottes, k-way, la casquette vissée sur le crâne. Souriant.
Planter un pieu muni d’une corde, tracer un cercle immense, commencer à creuser. Pour faire quoi ?
Poussée par le vent, la mer remonte trop vite, énervée. Ça ne marchera pas.
Un coup d’œil sur le bazar éparpillé de nos outils – une plaque de bois qu’il saisit, un signe au photographe.
Peu ou pas de mots. Pas besoin de dire, juste regarder et ressentir.
On n’entend que le vacarme de la mer et le silence du cercle déserté.
Quelques minutes et quelques encablures plus loin, il y a Franck Hammoutène tout près de l’eau qui manipule la planche, scrute le paysage, essaie le positionnement, l’ancre dans la lise, semi-enterrée, bouscule le sable, et crée par pelletées un désordre harmonique. Vite. Il faut faire vite. C’est là, maintenant.
Lorsque l’image cadrée en plan rapproché apparaît dans l’œil photographique, c’est un bâtiment dans la tempête. Le miracle du focus.

Me revient l’image extraordinaire du Peigne du Vent (1) de Chillida, planté face à la mer Cantabrique (2). Le même ancrage brutal dans le paysage marin, la même précision scientifique et la poétique du danger. Le même tumulte émotionnel et radical.
Une seconde fois, Hammoutène repositionne l’objet au milieu des eaux tourbillonnantes, un barrage contre la Manche… et ce sont des bouillonnements, des reliefs, des collines mouvantes, des bosses furieuses et moussantes. Un lavis d’encre de Victor Hugo.
La mer est en colère et l’architecte heureux.

L’œuvre est dans la boîte, double, qui lui ressemble tant… Architecture et musique. Écoutez pourquoi…
En 1994 lorsqu’est lancé le concours pour construire une église à la Défense, les architectes Ibos et Vitart (3) ont dessiné une soucoupe volante posée sur quatre pieds à vingt mètres du sol. En soi c’est une idée magique.
Mais Hammoutène a proposé une lame de verre verticale, côté nord, un verre opalin de 40 mètres de haut sur 16 mètres de large, simplement apprêté pour la croix qui le traverse de toute sa hauteur et de toute sa largeur. Aride comme une révélation, pure comme une évidence. Un signal. Une lame dans une mer de géants.
Le geste magnifique, c’est l’acceptation. Ne pas tricher avec l’étroitesse et le danger de la parcelle. Faire avec. Mettre en scène une rigueur et une élévation au-dessus du bruit infernal, de la pollution, de l’impensable topographie. Le bâtiment se développe en silence à l’arrière, dans un volume de béton cubique habité par la chapelle au niveau supérieur.
L’église est suspendue au-dessus du vide, comme une foi en danger, comme un rappel au silence dans le tumulte guerrier des tours de la Défense.
Au-dessus des décibels du périphérique, presque collée au CNIT (4), cette architecture du risque et de la sérénité a tenu toutes les gageures, à commencer par celle d’exister. État de grâce.

« Avant même de dessiner il faut que tous les éléments du projet aient été conçus pour vivre ensemble », écrivait Hammoutène. En regardant les images de son œuvre sur le sable, je comprends clairement à quel point sont liés, intrinsèquement, comme une création collective – comme une partition de musique, un orchestre et son chef – les sons de la tempête, de la mer et du vent et la planche de bois. Comme l’acier de Chillida dans le vent et les vagues qui le cognent…
J’ai revisité le musée (5) de la Musique à la Villette, entièrement aménagé par Hammoutène, à la recherche des traces et des sons qu’il y a incrusté. Et j’ai trouvé… J’ai trouvé la musique d’Hammoutène, partout…
Ceux qui l’ont connu savent qu’il adorait les chansons yéyé…
Ceux qui l’ont plus connu savent aussi qu’il était musicien électroacousticien et organiste, dans le groupe de Pierre Schaeffer, GRM… (6)
Ils ont connu sa fascination pour la musique concrète et la « dimension sonnante » des matériaux.
Au musée de la Musique, les rampes d’escaliers sont des portées de musique, les garde-corps chantent, tout est instrument : l’Architecture fait son et musique.
Aujourd’hui on dit « immersif », un mot fast-food, polluant, envahissant tout, trop et mal. Chez Hammoutène rien n’est immersif, il faut chercher, vouloir s’y perdre pour trouver.
Au musée de la Musique les clavecins sont des bâtiments et ces bâtiments sont des paysages. Les escaliers sont des instruments. La rampe ressemble à une scie musicale (7) qui ressemble à la plaque de bois qu’il a planté dans la mer. Tout est relié. Tout fait sens.
Pierre Schaeffer, son ami musicien spécialiste de la manipulation de sons concrets, affirmait que « tous les sons, quels qu’ils soient, sont susceptibles d’être organisés en un discours musical ».
Eric Daniel-Lacombe, est architecte urbaniste, professeur titulaire de la chaire « Nouvelles urbanités face aux risques naturels ». Je lui ai demandé de commenter l’œuvre dans le sable et la mer de Franck Hammoutène (8), qui n’est plus là… Voici ce qu’il dit :
« Bernard Lassus, alors professeur à l’école du paysage de Versailles et à l’école des Beaux-Arts, invitait ses élèves à faire, dans les lieux où ils devaient concevoir une intervention, l’expérience multisensorielle de la nature ainsi que celle des traces que l’histoire humaine y avait laissées et des significations qui s’y attachaient. À l’opposé de la table rase, il prônait une approche qui enracinait l’aménagement du territoire dans l’histoire et l’enrichissait d’un renouveau de la complexité sensible. L’intervention minimale visait à pratiquer une intervention qui rende sensible la complexité écologique, humaine et historique d’un lieu.
Franck Hammoutène a fourni une philosophie du paysage qui, s’affranchissant des traditions d’intervention radicale de la société industrielle, montre la voie d’une forme d’aménagement de la terre qui prolonge des interventions humaines qui étaient respectueuses de la nature, et répond aux besoins de notre présent tout en s’inscrivant dans le respect de l’histoire et de la nature ».

Tina Bloch
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(1) Le Peigne du Vent est une œuvre emblématique composée de trois sculptures en acier intégrées aux rochers, conçue par l’artiste basque Eduardo Chillida avec l’architecte Luis Pena Ganchegui en 1976-77.
(2) La mer Cantabrique (en espagnol, Mar Cantábrico) plus rarement mer de Biscaye, désigne en Espagne, le sud du golfe de Gascogne.
(3) Ibos & Vitart est une agence française fondée en 1989 par Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart, tous deux diplômés des Beaux-Arts et anciens collaborateurs de Jean Nouvel. Leur œuvre est récompensée par le Grand Prix National de l’architecture en 2016. Parmi leurs réalisations majeures figurent l’extension du Palais des Beaux-Arts de Lille, la médiathèque André Malraux à Strasbourg, la Maison des Adolescents à Paris…. Lire Le portrait Ibos & Vitart Grand Cru 2016, par le chœur de la confrérie du Tastevin (2017).
(4) Le CNIT, conçu par le trio d’architectes Camelot, De Mailly et Zehrfuss, est un bâtiment emblématique achevé en 1958 dont la voûte de béton autoportante est une prouesse technique majeure inspirée des ailes d’avion et des nervures gothiques, et dont le volume initialement vide de 22 000 m² a été défiguré par tranches successives dès 1989 par des bureaux, hôtel, et centre commercial (plus de 100 000 m² de surfaces commerciales).
(5) Le musée de la Musique à Paris dans le parc de la Villette a été conçu par Christian de Portzamparc et inauguré en 1997, mais l’aménagement intérieur a été entièrement conçu par Franck Hammoutène qui a gagné le concours consacré à la muséographie et à la scénographie du musée, y compris les dispositifs spatiaux majeurs dont les escaliers, rampes et les circulations qui font partie intégrante de sa scénographie.
(6) GRM, Groupe de Recherches Musicales fondé par Pierre Schaeffer.
(7) La scie musicale est composée d’une lame d’acier que l’on fait vibrer en la frottant avec un archet, la hauteur du son étant modifiée par la courbure et la torsion de la lame.
(8) Franck Hammoutène (1954-2021) étudie l’architecture à l’École nationale supérieure de Paris-Malaquais et mène en parallèle une activité de musicien électroacoustique. Il fonde son agence en 1983.

