La distance entre architecture virtuelle, ou de l’image, et architecture réelle est de plus en plus ténue. En témoigne le dernier né des cinémas Gaumont-Pathé, livré par Manuelle Gautrand en cette fin 2016 dans le quartier Alésia du XIVe arrondissement de Paris. Que le bâtiment fasse fonction d’écran n’est pas nouveau, mais que le bâtiment lui-même ne soit plus qu’image par définition, voilà une nouvelle aventure. Le pitch : les habitants d’Alésia, allant se faire une toile, choisissent le film devant des affiches lumineuses qui composent la façade. Un ciné de plein air ?
En 2011, Jérôme Seydoux, coprésident de Pathé, se tourne vers l’architecte Manuelle Gautrand pour la reconstruction de la salle du Carrefour d’Alésia. L’architecte venait de livrer la Gaîté Lyrique et avait livré trois ans plus tôt le Showroom Citroën des Champs-Elysées, ce qui offrait au maître d’ouvrage un lien entre culture et marketing.
L’esprit du lieu est lié au 7ème art. Le Montrouge-Palace, construit à cet endroit en 1921 dans une structure innovante faite d’arches en béton armée, avec 2 800 places était déjà l’une des plus grandes salles de Paris. En 2004, au gré des transformations successives, l’espace avait été divisé en huit salles et sa capacité réduite à moins de 1 800 sièges et l’audacieux Montrouge-Palace était devenu un cinéma parmi tant d’autres.
Aujourd’hui, alors que sa jauge est encore réduite à 1 380 places, il est redevenu un ouvrage distinctif. Peut-être justement parce qu’il ne fut jamais à l’ordre du jour de conserver les très belles arches de béton originelles. Le cinéma n’aurait pas pu proposer autant de places, et ce n’était pas négociable. Ce trou béant aux grands arceaux restera sans doute quelque temps encore dans les mémoires de quelques riverains nostalgiques de la beauté poétique qu’ils apportaient face à l’église.
Aujourd’hui, c’est justement sur le trottoir coté église que la bande-annonce fonctionne le mieux, surtout dès la nuit tombée. Comme dans un ciné plein air, le badaud peut alors regarder/consulter le vaste écran technique constitué de milliers de petits cabochons lumineux sur lequel défilent les affiches de films remaniées pour l’occasion.
«Les cinémas d’aujourd’hui sont devenus des lieux très ternes, on a perdu la tradition de la ville lumière. La culture et le cinéma marquent le quartier d’une présence lumineuse et l’écran est allumé dès l’ouverture le matin», souligne l’architecte. Time Square ? Hong Kong ? Alésia ? La bataille avec les architectes des bâtiments de France (ABF) n’a pas eu lieu, malgré l’église en vis-à-vis et le boulevard classé axe-rouge. «Les ABF ont soutenu notre projet ; nous redonnions au cinéma son importance dans l’espace public, son rôle institutionnel», explique Manuelle Gautrand. Ils ont tout de même limité le gabarit et veillé à ce que l’écran lumineux évite tout sentiment de pollution lumineuse vis-à-vis des immeubles voisins.
229 500 loupiotes réparties sur 12 bandes verticales orientées vers le trottoir ou vers le ciel composent cette façade lumineuse plissée. Comme le bâtiment est orienté plein ouest, le dispositif endosse le rôle de brise-soleil tandis qu’en partie basse, l’écran se replie pour créer une marquise qui accueille les cinéphiles. La densité des faisceaux décroît du centre vers les bords pour dynamiser l’image, très lumineuse au centre et floue en périphérie. En journée le soleil adoucit l’image, la fait presque s’estomper. «Nous avons cherché à créer de la temporalité et nous assumons que la lumière disparaisse parfois», souligne Manuelle Gautrand.
D’aucuns regretteront peut-être que l’écran n’utilise tout l’espace de la façade jusqu’à ses bordures mais sans doute que l’ouvrage aurait alors perdu en transparence. La lumière en effet inonde l’intérieur, donnant à voir la ville depuis le cinoche et le cinéma depuis la rue et cette transparence apporte de la couleur au grand atrium volontairement traité en gris.
Avec sa façade technique, le Gaumont-Alésia renoue avec l’image du cinéma lieu d’innovation et signal dans la ville. Le 7e art, malgré ou grâce aux multiples supports numériques, se porte bien et se donne à voir, accentuant encore la place des loisirs dans la ville. Et encore pas autant que ne le souhaitait l’architecte. «Si les derniers événements interdisent aux cinémas d’utiliser deux entrées pour le contrôle, nous avons cependant prévu une seconde entrée sur la rue d’Alésia, aujourd’hui une sortie ; ils en auront peut-être besoin un jour», dit-elle.
En traversant l’image tout droit sortie de Blade Runner, le spectateur pénètre progressivement dans l’atrium, vaste espace d’accueil qui participe de la mise en scène scénarisée par Manuelle Gautrand. Suite à la montée progressive des escalators dans l’atrium, le spectateur achève son parcours dans le noir de la salle, seulement troublé par le rouge des sièges. L’idée est de «reconquérir l’émotion en recréant des espaces d’accompagnement nobles à l’image du vaste atrium et replacer le cinéma dans la tradition culturelle emblématique». «Il faut retourner voir un film en imaginant qu’il s’agit d’une œuvre d’art», insiste l’architecte. Des passerelles et des gradins d’attentes, les spectateurs se voient et sont vus, comme dans un travelling dans lequel ils seraient les figurants.
«La priorité était de répondre à la demande de confort du public qui n’accepterait pas d’aller là où toutes les normes de confort ne sont pas appliquées», souligne enfin Manuelle Gautrand. Au regard de la fréquentation des cinémas arts et essais comme le Balzac, le Champo ou encore le Cinéma des Cinéastes, qui ne sont pas tous pourvus des dernières technologies de projection ou de fauteuils moelleux, l’argument semble incertain. Le scénario le plus sûr est que dans le cas de Gaumont-Pathé, la priorité était donnée à un cinéma commercial, dans un lieu appelé à devenir une arme de plus dans la bataille que se livrent les deux plus gros exploitants de films parisiens. D’ailleurs, la 4K n’a été installée que dans la grande salle, quand les autres se contentent de la qualité 2K.
Pour conclure, puisqu’ici l’écran n’est plus confiné aux salles obscures et sort dans la ville, il est presque dommage que la logique du bâtiment-écran n’ait pas été poussée jusqu’au bout. Cette façade ne peut-elle pas être imaginée pour la projection de films? Transformer à l’occasion le Gaumont-Pathé d’Alésia, sur la grande place qui lui fait face, en véritable cinéma de plein air ? Créer ainsi un lieu extérieur de convivialité toute parisienne qui n’existe pas encore ? Sauf que, «suite aux derniers évènements», l’état d’urgence l’interdirait sans doute. Un jour peut-être.
Léa Muller