Arrivé à Kaboul (Afghanistan), la première pensée est de se demander pourquoi être venu jusqu’ici. Depuis une semaine, des amis me proposaient de prendre un dernier café avant de partir. La pression montait, et je me demandais si rénover un cinéma était sérieusement une idée légitime. Fermé depuis une trentaine d’années à cause des conflits, ce cinéma était un hommage à Ahmed Chah Massoud, assassiné un an plus tôt, le 9 septembre 2001. Ce n’est pas du cinéma, par Jean-Marc Lalo.
La ville est un plateau environné de collines et de montagnes au loin. Des quartiers entiers étaient démolis, spectacle désolant d’une guerre sans fin, des décombres en équilibre, des véhicules encastrés dans les bâtiments, dans des enchevêtrements de fer à béton.
Puis nous avons commencé le travail : mesurer le bâtiment du cinéma Ariana, pour établir une estimation des travaux. Un groupe de photographes installés sur le trottoir avec leurs camera obscura nous remarquent. Ils utilisent cette caisse en bois formant chambre noire, regardent leur montre en tenant le capuchon en main, puis disparaissent dans une cave et reviennent avec une photographie où vous ressemblez invariablement à un roi ou un taliban suivant les accessoires. Bref, nous voyant nous affairer à mesurer les façades, ils nous ont interrogés pour savoir si des travaux étaient envisagés pour rouvrir le cinéma.
La question me semble être un bon moyen de savoir si l’idée de rénover ce cinéma est une lubie française ou non. En répondant par l’affirmative, je précise que je crains d’avoir à leur demander de libérer le trottoir parfaitement exposé au soleil pour placer les échafaudages, l’alternative pour eux étant de s’installer de l’autre côté de la rue, à l‘ombre, donc au froid. Ce à quoi ils déclarent que la rénovation est une excellente nouvelle et nous proposent spontanément de s’occuper du gardiennage du chantier.
Ils expliquent que l’Ariana était le grand cinéma de la ville, qu’un strict ‘dress code’ exigeait de s’habiller en pantalon occidental plutôt qu’en tunique et sarwel, pour entrer. Heureusement, avec le bon sens commerçant afghan, une camionnette s’était installée sur la place, pour louer au public ces pantalons droits et des costumes. Le roi Zahir Shah organisait souvent des défilés de mode européenne, la jupe était portée par les femmes dans les années ‘60 et ‘70.
Le chantier est lancé. Mais comment faire un cinéma afghan ? Questionner les habitants : les réponses divergent complètement, même sur les couleurs. Comment éviter de faire un centre culturel français, avec la crainte que personne ne rentre dans un bâtiment étranger ?
Nous étions hébergés sur un campus de reconstructions des médias. Foyer de rencontres de reporters, photographes, journalistes, ONG, … La série Kaboul Kitchen, écrite par l’administrateur du campus, illustre bien cette période d’accalmie, d’espoirs immenses, de croisements, souvent dans des bars plus ou moins clandestins, une foule cosmopolite d’humanitaires, de bénévoles, d’aventuriers, de militaires, de commerçants, de mercenaires, s’entremêlant dans une incroyable ambiance, malheureusement aussi ponctuée d’évènements particulièrement désespérants. Bref, un photographe me prodigue un conseil : visiter les villes afghanes non touchées par la guerre. C’était possible dans cette période, le calme momentané de l’œil d’un cyclone. L’Ariana a été inauguré en 2004.
Démarre alors le mode de conception consistant à voir, visiter, se cultiver, observer les usages dans les restaurants, les lieux publics, sentir la nuance entre lieux privés et publics, les clôtures, les signes de contemporanéité dans la ville. La notion de modernité est particulièrement floue et fluctuante d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre. L’Afghanistan est un pays de vallées, c’était auparavant une fédération d’Etats, avec des assemblées générales, la Loya Jirga. Un système dérangeant les Occidentaux qui se sont empressés d’imposer un système centralisé, la Loya Jirga remplacée par des assemblées nationales.
Bref, je suis allé à Hérat, grande ville étape avant la frontière avec l’Iran, Mazâr-e Charîf, au Nord, avant l’Ouzbékistan, puis Jalalabad, près de la frontière avec le Pakistan. C’était le meilleur moyen de sentir les influences architecturales, les signes d’urbanité. Qu’est-ce qui indique la ville, quelles sont les expressions d’une activité culturelle. Un cinéma était en activité à Mazâr-e Charîf, où le projectionniste avait 14 ans… son père devait être dans les parages, mais il maniait parfaitement le projecteur.
A Kaboul, deux ou trois cinémas privés fonctionnaient également, tenus par des passionnés, achetant le gasoil pour le groupe électrogène au jour le jour par économie. Ces exploitants de cinéma sont toujours des passionnés, guettant la magie du regard du public, des enfants, des vieillards, des femmes, des hommes. Ce sont rarement des velléités financières, souvent des continuités d’héritage de famille, un attachement à la dimension publique, collective, d’une projection, d’une œuvre artistique, divertissante, ou tout simplement un moment d’évasion. Une particularité qui a attiré mon attention. Ce moment d’évasion, vécu de manière collective.
Ces cinémas, les premiers que je visitais hors de France, me fascinaient par leur dimension mythique dans la ville, avec des architectures abstraites, des façades parfois aveugles, avec d’imposants claustras ou moucharabieh. Il y a une théâtralisation de l’évènement cinématographique, dont ce ‘dress code’ imposé au public finalement joyeusement accepté qui confirme cet objectif de marquer le caractère exceptionnel de l’entrée au cinéma. Chacun doit sentir une ambiance propice à la découverte d’un film, le public lui-même est mis en scène, les balcons, les loges, le cheminement, le café.
Il faut donc oser la décoration. Alors deux voies : le contemporain ou le kitsch… Pas facile dans un pays où une expression occidentale peut produire quelques effets néfastes. Les pistes choisies étaient les matériaux, les pierres en façade, les tissus muraux et des fauteuils, et des tapis. Éléments de décoration particulièrement importants dans le quotidien, les tapis marquent, distinguent, expriment le confort.
Lors des réunions dans les entreprises, dans les restaurants sur une estrade, tout le monde est en chaussettes. Ce qui donne d’entrée une ambiance détendue. Au cinéma, il semble délicat d’enlever ses chaussures mais ici beaucoup le font, pour mettre un pied sur l’assise du fauteuil. Là a débuté la mission d’acheter des tapis, l’ardeur partout dans le monde de ces commerçants spécialistes étant connue. La mise en place de ces tapis a été tout de suite adoptée.
Cette première expérience, ces promenades d’observation, d’écoute, d’enregistrements visuels, d’expérience de relation corps/espace sont devenues un process de réflexion des projets de rénovation. Une conception dans la confrontation avec le réel, avec les habitants. Comprendre ce qui fait contemporain pour les jeunes, ce qui fait mémoire pour les aînés. Avancer avec les artisans, les fournisseurs, sur les composantes du projet. Discuter avec les historiques fournisseurs indiens du quartier des magasins de produits du BTP à Dubaï, une des escales choc obligées pour se rendre à Kaboul, où Afghan Airlines avait une politique de prix de fret de 1$ par 1kg. Ce qui m’a permis d’emmener des lavabos autres que les modèles pakistanais roses en forme de coquillage, des ferme-portes, des poignées, des luminaires, tout ce que l’on ne trouvait pas sur le marché afghan.
L’ouverture du cinéma a commencé avec le gardien du chantier, assis au premier rang pendant les essais de projection. Je le rejoins au premier rang, nous sommes seuls dans cette salle de 600 places, l’installateur dans sa cabine. Le film projeté en test, c’est La Prophétie des Grenouilles, de Jacques-Rémy Girerd, un dessin animé magnifique ; une histoire de grenouilles qui se sauvent d’un déluge en construisant une arche de Noé.
J’observais en coin de temps en temps le vieux gardien ayant retrouvé un regard d’enfant et resté immobile pendant tout le film. Il riait, souriait, n’était plus là, n’était plus dans le cinéma, plus dans Kaboul. Il était dans l’arche avec les grenouilles. En fin de projection, le gardien, la soixantaine, barbiche blanche longue et fine, turban, avec toujours un empilement de tissus, se tourne vers moi debout, me dit en me serrant la main qu’il vient de voir le premier film de sa vie… Nous nous sommes embrassés en pleurant d’émotion, et je suis devenu à ce moment un passionné de ces lieux de cinéma, où l’on pleure et rit avec nos voisins de fauteuil.
Ce projet a été un déclic dans ma vie. J’y ai rencontré plusieurs de mes plus proches amis d’aujourd’hui, et je reste profondément attaché à ce pays où, comme dans tous les pays en conflit, le plus grand nombre de personnes souhaite la paix.
Chaque voyage agrandit mon empathie pour les autres cultures, pour les gens qui veulent être libres, sortir de la répétition des traditions, des chercheurs, des explorateurs de ville, de ce qui fait l’urbain.
En 2018, j’ai retrouvé cette région en Iran, allant plusieurs fois rencontrer des cinéastes, des architectes, des jeunes déjà chargés d’espoir pour changer l’histoire de leur pays, retrouver une liberté de parole. Nous avons imaginé des projets de cinémas, des projets d’hôtels aussi, d’autres formes de lieux où les gens aiment être ensemble, et comme à chaque fois depuis Kaboul, rencontré, écouté, observé avec émotion ce qui fait ce bonheur de partager des espaces avec d’autres, ce qui est contemporain.
J’y ai rencontré le collectif de jeunes architectes ayant réalisé cette passerelle habitée, le pont Tabiat, aménagé de promenades ondulantes, d’un café et de lieux d’exposition, au-dessus d’une autoroute en plein centre-ville de Téhéran. Découvrir ces hôtels et ces cafés clandestins, où il faut donner un mot de passe pour entrer. J’ai vu une pièce de théâtre dans la grande salle de la ville, le théâtre Vahdat, invité par des étudiants en architectures.
Là encore, c’est voir ensemble un spectacle, commençant par une actrice allongée sur la scène, ayant retiré une chaussure, le pied nu. Un symbole sur la seule liberté de corps découvert possible dans ce pays théocrate. Les cafés secrets étaient installés dans des maisons bourgeoises, avec jardin, une maison des amis, ambiance chaleureuse, les femmes peuvent se libérer de leurs voiles, pâtisserie et thé autour de poêles et musique électro douce. Ici, beaucoup de réalisateurs de cinéma ont eu une formation d’architecte. C’est dire la grande affinité du cinéma avec la ville.
Au Moyen-Orient, les artistes, la poésie, sont présents partout. Le week-end est dédié à la visite des galeries d’art contemporain. Plus de 600 à Téhéran. A Kaboul, les graffitis sur les murs de la ville sont des poèmes. Sur le cinéma Ariana à Kaboul, il y avait un graffiti sur une façade arrière, écrit dans cette si belle calligraphie et illustrant ces lieux de culture : « Sous la cendre, nos cœurs sont de braise ».
Jean-Marc Lalo
Architecte
PS : En 2022, l’Ariana est fermé mais toujours debout !