Illuminated River est une collaboration de l’artiste new-yorkais Leo Villareal avec des architectes locaux (Lifschutz Davidson Sandilands) pour illuminer les ponts sur la Tamise. Idée lumineuse ? Chronique d’Outre-Manche.
Peu importent les signes du zodiaque, il n’y a pas de constellation d’étoiles plus grande que l’Emeu céleste. Cette forme longue comme un oiseau gracieux en vol de nuit a été ainsi nommée par les aborigènes australiens ; elle est trente fois plus large qu’une pleine lune. Elle est faite de nuages de poussière cosmique et se trouve dans la Voie lactée, le fleuve de lumière créé par les étoiles de notre galaxie.
De nos jours, nous ne pouvons pas voir l’Emeu céleste, du moins si nous vivons en ville. La pollution lumineuse de notre environnement bâti se disperse dans l’atmosphère et obscurcit presque tout du ciel nocturne observé par les indigènes Australiens depuis au moins 65 000 ans.
Notre lumière est visible jusqu’à 80 km de sa source, elle perturbe les rythmes naturels de la biosphère et fait de l’astronomie urbaine un oxymore. Chaque fois que nous regardons notre téléphone dans la rue après la tombée de la nuit, nous ajoutons au flux. Mais la contribution des bâtiments, qui passe par le vitrage et, de plus en plus, par des LED et projecteurs destinés à créer des spectacles urbains adaptés à Instagram, est bien plus importante.
L’architecture a longtemps utilisé la lumière comme matériau de base de la conception. L’oculus du Panthéon de Rome est comme une ouverture « skyspace » de l’artiste James Turrell mais construit 21 siècles plus tôt. Comme si par intervention divine, les faisceaux de lumière à travers les rosaces des cathédrales gothiques apportaient de la couleur dans l’espace sacré.
Le droit des citoyens à l’espace et à la lumière en abondance était fondamental dans les idées d’urbanisme issues du modernisme. Mais toutes ces idées exploitaient la lumière naturelle qui arrivait… le jour. Lorsque Mies a proposé un immeuble de bureaux en verre de 20 étages pour la Friedrichstrasse à Berlin en 1921 (qui n’a pas été construit), c’était le début de l’immeuble de bureaux aux murs-rideaux en verre qui allait proliférer dans le monde entier dans les années 1960.
Beaucoup de gens aux États-Unis n’avaient pas d’interrupteur parce que l’énergie fossile était si bon marché et l’éblouissement fluorescent blanc rayonnait dans la nuit. De nos jours, il y a peu d’espaces vides de lumière et des détecteurs de mouvement peuvent allumer et éteindre la lumière au fur et à mesure que les gens vont et viennent, mais ce que j’appelle l’architecture «Big Glass» refuse de mourir et les bureaux continuent d’alimenter la cacophonie lumineuse de la ville.
Nous pouvons blâmer le feu pour la pollution lumineuse. La vie était autrefois séquencée par des cycles naturels dont le plus grand était celui du jour et de la nuit ; il n’y a pas de plus gros interrupteur que le lever et le coucher du soleil. Mais, il y a peut-être 1,5 million d’années, nous avons commencé à utiliser le feu, ce qui a prolongé notre vie éveillée dans le vaste et nouveau territoire des ténèbres.
Les lampes à huile sont apparues il y a 6 500 ans. Les lampes du XVIe siècle aux intersections des rues de Paris ont marqué ses débuts en tant que « Ville Lumière ». Les lampes à gaz sont arrivées dans les rues de Londres en 1807 et les lampadaires électriques se sont répandus dans les années 1870. Lorsque Georges Claude utilise le néon pour monter les mots Palais Coiffeur à Montmartre en 1912, la signalisation au néon est née. Au moment où Edward Hopper a peint The Nighthawks en 1942, le mode de vie urbain 24/7 était établi depuis longtemps.
Nous avons certes détruit nos habitudes de sommeil mais lorsque nous expérimentons les plaisirs de la nuit dans l’empire de lumière de la ville, c’est un moment où nous abandonnons les inquiétudes et flirtons avec le hasard, où nous sommes plus proches de nos rêves que dans la journée. La société en est accro, mais tout le monde ne trouve pas la liberté la nuit.
L’architecture du lieu de travail est livrée à elle-même depuis la révolution industrielle, lorsque les lampes à gaz ont amené le quart de nuit dans les usines. Avant le choc du Covid, il était estimé que l’activité nocturne de Londres générait environ vingt milliards d’euros pour l’économie (en grande partie via les balises lumineuses criardes des magasins de restauration rapide) et le maire de Londres affirme qu’en 2019, le secteur de la nuit employait 1,6 millions de personnes. Nous ne pouvons tout simplement pas éteindre.
Paris, avec depuis 2000 une stratégie liée à l’éclairement, est en avance sur la question de la pollution lumineuse et Londres tarde à se rattraper. Seuls deux districts centraux ont un plan dédié à ce jour mais ils hébergent désormais la plus grande œuvre d’art publique au monde, et tout est question de lumière. Illuminated River est une collaboration de l’artiste new-yorkais Leo Villareal avec des architectes locaux (Lifschutz Davidson Sandilands) qui illumine les ponts sur la Tamise avec des LED. La sensibilité environnementale du projet va de la protection des habitats de la faune (y compris les mollusques) à la réduction de l’empreinte carbone des projets précédents (la consommation d’électricité nocturne du London Bridge ne ferait bouillir que trois théières).
Le projet a permis de s’interroger sur l’éclairage impétueux de Londres. En avril 2021 la deuxième phase, qui concerne les ponts de Blackfriars à Lambeth, a été enclenchée, apportant de subtiles couleurs aux ouvrages. Mais il se passe quelque chose de subliminal. Villareal est un maître de l’effet psychologique que la lumière séquentielle peut avoir sur les gens. Illuminated River ne se contente pas de révéler un spectacle architectural rafraîchi, il se synchronise également avec l’activité cérébrale du spectateur et la ralentit. C’est comme un tranquillisant qui (avec la phase 3) mesurera huit kilomètres de long.
Pyongyang, la capitale nord-coréenne, est probablement la seule grande ville qui s’approche d’un état d’obscurité la nuit mais, sur les images satellites, même elle apparaît comme une tache de lumière. Les villes ne s’assombrissent jamais. Un défi pour les architectes.
Les aborigènes australiens font référence à «The Dreaming» ou «The Dreamtime» lorsque leurs esprits ancestraux ont créé la vie et les lieux. Pouvons-nous imaginer un temps de rêve différent de celui de la lumière ? Imaginer rentrer tard à la maison et, au bout de rues calmes, au-delà de la ville, dans le ciel lointain du sud, voir un Emeu céleste…
Herbert Wright
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