N’y a-t-il que des cabanes au Canada et des gratte-ciel à Montréal ? L’architecture de la capitale économique du Québec est éclectique au possible et s’inscrit dans un mouvement de cohabitation des époques et des styles. Décryptage avec l’architecte Rami Bebawi, de la jeune et déjà dynamique agence montréalaise Kanva architectes, et avec le journaliste québécois Marc-André Carignan, architecte de formation.
Rien qu’à l’oreille, il est aisé de constater que Montréal, treizième agglomération la plus peuplée d’Amérique du Nord et la plus européenne des villes d’Amérique du Nord, est à cheval sur les deux continents. Les cinéastes l’ont bien compris. «La ville sert régulièrement de décor à des films hollywoodiens censés se dérouler de l’autre côté de l’océan Atlantique, comme l’Etrange Histoire de Benjamin Button, de David Fincher», explique le journaliste d’architecture, Marc-André Carignan.
Dans les rues situées à l’est de la rue Saint-Laurent, le français est roi tandis qu’à l’ouest, l’anglais a pignon sur rue. A observer le skyline de la ville depuis les îles qui font face au Vieux-Port, les tours de l’église XVIIIe tentent en effet de rivaliser sans succès avec les gratte-ciel des années 60 et 70 tandis que les petits immeubles résistent tant bien que mal aux balafres laissées par l’architecture moderniste.
Fondée au XVIIe siècle, la ville a été érigée selon un plan hippodamien. En raison des différentes vagues d’immigration, son architecture est désormais des plus éclectiques. Le néogothique côtoie sans complexe les maisons victoriennes du Plateau-Mont-royal, non loin de constructions baroques, classiques, «néo-sais plus trop» d’ailleurs.
Le square Dorchester résume à lui seul l’architecture de la ville. Située face au gratte-ciel Place-Ville-Marie conçu par Ieoh Ming Pei en 1962, la cathédrale Marie-Reine-du-Monde de style néoclassique, fait face à l’immeuble Dominion Square, conçu à la fin du XIXe siècle par les architectes Ross&MacDonald dans le style néo-roman-lombard alors en vogue. Au sud du grand parc Mont-Royal, les cultures, les histoires et les époques se sont superposées. A quelques blocks de là, l’université McGill est une institution reconnue et la plus ancienne université du Canada, fondée en 1821. Au sud du parc, les pavillons éclectiques du campus tiennent toujours la dragée haute aux imposants gratte-ciel du centre-ville, situés à quelques encablures. C’est cet amalgame de styles architecturaux qui font ensemble aujourd’hui l’identité de Montréal, la pierre grise typique de la ville donnant une certaine harmonie de couleur.
Le projet avorté de la construction de l’autoroute Ville-Marie, qui aurait défiguré un des plus anciens quartiers du Vieux-Montréal, est révélateur d’une prise de conscience tardive, aux alentours des années 70, des notions de patrimoine. Montréal et Toronto étaient alors en pleine rivalité et la présence de la voiture façonnait doucement mais sûrement la physionomie de ces deux métropoles et, pour faire de la place aux «chars», la mairie n’avait pas hésité à détruire quelques condos (copropriétés) parmi les plus typiques.
Encore aujourd’hui, malgré leur importance politique, urbaine ou sociale, nombre de bâtiments ne sont toujours pas protégés même si les associations de sauvegarde sont désormais beaucoup plus présentes en amont des projets. «Le patrimoine est un défi ; il faut encadrer les styles sans rien imposer car la ville ne doit pas jouer le rôle d’architecte», souligne l’architecte Rami Bebawi, de l’agence Kanva architecture.
«L’architecture au Québec a besoin d’un plan d’ensemble pour créer une plus grande cohésion. On a tendance à construire un petit bout d’autoroute par-ci, une portion de piste cyclable par-là, sans savoir réellement où l’on va. Il nous faut mieux assembler tous les morceaux du casse-tête et, surtout, redonner la place aux créateurs. Notre vision des projets d’architecture demeure trop ancrée dans les années 1960 plutôt que dans le XXIe siècle», indique pour sa part l’architecte Pierre Thibault, né à Montréal.*
«Les architectes profiteraient à ce que le débat architectural s’engage davantage sur la place publique et que le Centre canadien d’architecture soit moins élitiste, surtout pour ceux qui briguent le marché public, aujourd’hui trusté par quelques grosses firmes», poursuit Marc-André Carignan. «La commande publique est assez fermée et construire des édifices publics constitue un véritable défi pour nous, architectes», constate Rami Bebawi à son tour. «Pour pouvoir construire une bibliothèque, il faut obligatoirement en avoir conçu cinq avant, ce qui laisse peu de place à la relève, qui n’a pas encore de références», continue-t-il.
Et Marc-André Carignan d’enfoncer le clou : «en freinant l’accès des nouvelles générations à ces commandes, le système limite la créativité». «En réalité, la tendance est aux mariages de raison et d’addition de portfolios afin de s’adjoindre des compétences manquantes et de s’ouvrir les portes de la commande publique» analyse Rami Bebawi.
Malgré son statut de deuxième ville du Canada (après Toronto), Montréal n’est pas un terrain d’expression des architectes internationaux, même si l’agence savoyarde Patriarche & Co y a ouvert une agence. Le maire Jean Drapeau (élu de 1954 à 1957 puis de 1960 jusqu’en 1986) a fait preuve d’une grande ambition architecturale pour la ville, en attirant I. M. Pei notamment. Les Montréalais lui doivent l’organisation de l’exposition Universelle de 1967, qui «reste l’édition qui a attiré le plus grand nombre de visiteurs étrangers, devant celle de Shanghai» rappelle non sans fierté Marc-André Carignan. Quelques symboles de cette heure de gloire subsistent comme la Biosphère, œuvre de Richard Buckminster Fuller pour le Pavillon des Etats-Unis.
La ville fêtera en 2017 ses 375 ans. L’occasion, depuis dix ans, du lancement de nombreux grands projets urbains. «Il n’y a jamais eu autant de grues dans le ciel de la ville», rapporte le journaliste. De fait, la jeune architecture montréalaise est dynamique. Représentée avec deux projets au World Architecture Festival à Singapour en novembre 2015, Kanva architecture fait partie de la relève. La même année, l’agence a reçu le prix de la firme émergente décerné par l’Académie Royale d’Architecture du Canada et Rami Bebawi livrera bientôt la transformation du Biodôme (ancien vélodrome conçu pour les jeux olympiques de 1976) en zoo…
Cela écrit, la province de Québec et sa métropole sont finalement des petits marchés vite saturés et les ‘firmes’ montréalaises cherchent donc à s’exporter. Ainsi l’agence ACDF, en plus du nouveau casino de l’ouest canadien dans la banlieue de Vancouver, vient de remporter un concours hôtelier à Cuba, tandis que le territoire d’expérimentation de la jeune agence MU architecture s’étend de Québec à la Floride, du Népal au Emirats arabes unis, après seulement six ans d’existence.
Finalement, avec un tel allant, hors considération de style ou de forme, l’architecture canadienne se porte plutôt bien. Le pays est d’ailleurs bien représenté à la biennale d’architecture de Venise. Rami Bebawi constate que le pavillon du Canada ‘Extraction’ parle du pays au travers de son climat, de sa biodiversité, de son multiculturalisme. Ce qui interpelle l’architecte autour de l’obligation d’être dans la représentation d’une culture : «est-ce bien le rôle de l’architecture que d’aborder toutes les particularités culturelles du pays ?». Bonne question !
Léa Muller
*Cité par l’Actualité, article signé Pierre Duchesneau et daté du 10 fév. 2013