La folie architecturale, depuis le succès de l’arbre blanc de Sou Fujimoto à Montpellier (Hérault), fait rêver dans les cabinets de conseil des municipalités ambitieuses. Mais la folie, fut-elle architecturale, est un exercice difficile pour qui n’est pas forcément doué de raison. À preuve, les 19 folies signées Maison Edouard François et Manuelle Gautrand à Neuilly (Hauts-de-Seine).
Le 27 septembre, Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly-sur-Seine a dévoilé les noms des architectes lauréats du concours des Folies de Neuilly : Manuelle Gautrand et Edouard François. Il a également présenté aux entreprises qui avaient déjà manifesté leur intérêt les modalités d’exploitation des 19 Folies – car il y en a 19 ! –, des pavillons construits d’ici 2024 sur l’avenue Charles de Gaulle, sur les deux kilomètres qui séparent la Porte Maillot de la Défense. Des folies « économes en espace, modulaires, circulaires et immersives ». C’est ce que le maire appelle « revisiter l’expérience-client ». Au moins les enjeux sont clairs.
Un peu d’histoire. « Afin de finaliser l’urbanisation de l’avenue Charles de Gaulle », la ville a lancé au mois de juin 2021 un concours d’architecture évidemment international : les « Folies de Neuilly ». Il était question déjà « d’expériences à l’intersection de la culture et des technologies ». Souriez, c’est phygital.
Après plus de 40 candidatures reçues, indique la ville, le jury* a retenu 15 agences d’architecture pour la phase offre.
Les 15 agences :
– Agence d’architecture Bechu + Associés ;
– Atelier Cortile ;
– Carl Fredrik Svenstedt Architect ;
– ChartierDalix ;
– Construire Atelier d’Architecture ;
– Dominique Perrault Architecture ;
– Jean de Gastines Architectes & Shigeru Ban Architects Europe ;
– Lobjoy&Bouvier&Boisseau ;
– ALCMEA ;
– Maison Édouard François ;
– Manuelle Gautrand Architecture ;
– Moatti-Rivière Architecture et Scénographie ;
– Sou Fujimoto Atelier Paris ;
– Stéphane Malka Architecture ;
– Zaha Hadid Architects
Le calendrier indiquait « la désignation des 5 agences retenues » en avril 2022 et la sélection en juillet 2022 de « 1 à 3 lauréats dont les propositions de systèmes modulaires composeront le catalogue proposé aux entreprises ». L’étape intermédiaire a sans doute sauté puisqu’en mai 2022, la ville ne prenait pas la peine de répondre à Chroniques qui s’enquérait justement au sujet de ce club des 5. Finalement, il faut croire que seuls deux candidats pouvaient prétendre au catalogue, pourtant Sou Fujimoto était dans les nominés.
Concernant les lauréats, sur les 15 nominé(e)s, exceptée feue Zaha Hadid, cette dernière ne pouvant évidemment pas se déplacer en personne, Manuelle Gautrand était la seule femme architecte retenue en son nom propre (non en couple). Bref, parité oblige, elle avait toutes ses chances. Si Jean-Christophe Fromentin, président du jury, voulait qu’elle gagne, il ne s’y serait pas pris autrement ; le comité de sélection ne pouvait pas se tromper.
Pour Maison Edouard François, en revanche, il y avait de la concurrence, dont des cadors, dont d’aucuns se demandent bien ce qu’ils faisaient là… Le jury explique ce choix : « Les Folies de l’agence d’architecture Maison Édouard François sont réalisées avec un matériau primaire, biosourcé et écologique : la terre crue. Elles sont imprimées par robot à partir d’un modèle numérique selon les besoins du preneur. À l’extérieur, elles sont couvertes de verre, comme des écrins pour objets insolites ». Tout est dit. Noter d’ailleurs qu’il est précisé que ce matériau pour robot est « biosourcé » ET « écologique ». Parce que le « biosourcé » pourrait se révéler en vérité non écologique ? Un lapsus architectural certainement.
Chacun sinon peut se faire sa propre opinion des propositions des deux lauréats.
Plus curieux est cette « revisite de l’expérience-client » au travers d’un appel d’offres original accompagnant le vœu architectural.
En effet, concomitamment au dévoilement des lauréats, la ville de Neuilly a lancé un appel à manifestation d’intérêt auprès des annonceurs qui « souhaiteraient occuper une Folie ». Le cahier des charges ? « A travers de nouvelles expériences immersives, pédagogiques ou culturelles, les entreprises ont ici l’opportunité de disposer en cœur de ville, au sein de l’axe majeur, d’un espace d’innovation pour promouvoir leurs produits et leur image de marque ».
Voilà qui invite à la curiosité ! Que se passera-t-il donc dans ces Folies ?
En effet, les sponsors putatifs n’ont, pour leur folie, même pas le choix de leur architecte : c’est soit Maison Edouard François soit Manuelle Gautrand. Et si un gros sponsor n’a aucune affinité avec l’une ou l’autre de ces architectes, où s’il n’aime pas le design tout simplement, c’est tant pis pour lui ? D’autant que ce sont les deux mêmes modèles peu ou prou qui seront construits 19 fois, de quoi sans doute optimiser les coûts de telles folies.
Sinon, pourquoi ne pas imaginer 19 lauréats et les laisser se débrouiller pour trouver un usage, un modus operandi et un sponsor ? L’avenue serait peut-être alors véritablement devenue une aventure architecturale pleine de surprises. Mais si au bout des deux kilomètres, vous n’avez vu que de l’Edouard François qui ne pousse pas et que de la Manuelle Gautrand, nonobstant leurs qualités et défauts intrinsèques, nul ne peut en vouloir de la fatigue du visiteur à voir, revoir, revoir, et revoir encore, et revoir, et revoir encore, et encore, quasiment le même modèle, peu ou prou. Imaginez 19 fois ou presque, en rang d’oignon, le même mobilier Decaux ou abribus ou sortie de parking, les riverains hurleraient à la folie…
Certes Neuilly, ce n’est pas Venise et « l’axe majeur » n’est pas le Grand canal mais il demeure : dans ces pavillons, que faire ? Au moins l’intention est claire puisqu’il s’agit d’« enjeux majeurs au cœur d’une zone de chalandise exceptionnelle ». Dit autrement, l’appréciation de l’usage est laissée au plus offrant. Du coup, mieux qu’un ‘food-truck’, c’est peut-être possible pour un marchand de moules-frites belge, Chez Léon par exemple, de s’installer ; les promeneurs repartiraient avec leurs cornets virtuels de moules-frites pour déguster durant la promenade. Ces marchands belges auraient en plus vite fait de chasser les derniers resquilleurs à vendre encore des marrons grillés et du vin chaud. Sauf si, bien sûr, il y a une production locale de marrons. D’ailleurs les Hauts-de-Seine sont connus pour les marrons que l’on s’y distribue. Auquel cas, réserver un kiosque dédié aux marrons biosourcés doit pouvoir se faire.
D’ailleurs, à propos de biosourcé, Guillaume Poitrinal, pas le président de la fondation du patrimoine présent dans le jury* mais Poitrinal Guillaume, le promoteur, ne serait pas manchot d’en réserver un de pavillon, celui de la Maison Edouard François par exemple qui poussera bien un jour, pour promouvoir virtuellement ses programmes immobiliers biosourcés en Ile-de-France et au-delà, l’avenue Charles de Gaulle étant d’évidence destinée à devenir une destination prisée des chalands.
Quoi d’autre ? Bouygues pourrait se doter d’un pavillon dédié au nucléaire, avec la carte virtuelle où seront implantées les 14 EPR virtuels promis par Vulcain ex-Jupiter, avec des hôtesses et des hôtes accueillants pour nous expliquer les vertus des ouvrages d’art de cette dimension signés Bouygues ? Avant le premier EPR en marche, il y en a bien pour 15 ans, ce qui tombe bien puisque cela correspond pour l’heureux investisseur à la durée de l’Autorisation d’Occupation Temporaire* (AOT)… Si Bouygues prend un pavillon, Vinci et Eiffage suivront. La proximité de La Défense oblige, pourquoi pas une folie avec une société d’assurance ? Une société de courtage ?
Qui d’autre ? Des mécènes certainement, qui pourront déduire une partie de l’investissement de leurs impôts, les milliardaires, dont Neuilly ne manque pas, étant souvent spécialistes des bonnes œuvres culturelles. Qui plus est, la population de Neuilly étant évidemment composée de bonnes âmes, la ville pourrait alors se montrer généreuse et envisager, sur les 19 pavillons, d’en céder un tout compris à la Fondation Abbé Pierre par exemple, histoire d’être biosourcé ET social. La soupe populaire, sur l’axe majeur de Neuilly, voilà qui aurait de l’allure question générosité !
Qui d’autres encore comme sponsors puisqu’il en faut 19 ? Des marchands virtuels de voitures ? De vélos ? De trottinettes ? De toiture végétale ? Une cabine sanitaire pour calculer son empreinte carbone ? Des marchands de sable et dormez les petits enfants ? Et brillent la nuit ces expressions de la consommation bon teint et déculpabilisante…
Vraiment, que racontent ces folies ? Que l’architecture est ici réduite à un gimmick, un artifice de communicant ?
Non, bien sûr puisqu’au-delà du coût de construction – estimé quand même pour un preneur à 600 K€ HT. – « les folies sont formatées pour des offres récréatives, immersives, ludiques, culturelles ou pédagogiques et conçues pour accueillir l’offre phygitale qui est en train d’émerger », explique Jean-Christophe Fromentin, le maire.
Plus précisément ? « Les enseignes doivent aussi se réinventer dans une offre de proximité, en cœur de ville. Avec Les Folies, au format architectural innovant, vertueux, et ouvert à la créativité, nous voulons créer ce réceptacle et aider les entreprises à faire naître des expériences nouvelles à l’adresse des consommateurs et des usagers », conclut-il. Exactement comme un marché de noël !
Qui sait, la Corse va peut-être faire une offre pour promouvoir son saucisson d’âne ou la Sarthe pour ses rillettes ! À commander et consommer en ligne évidemment !
Dont acte pour la « revisite de l’expérience-client ».
Christophe Leray
*L’exploitation des Folies est prévue dans le cadre d’une AOT constitutive de droits réels d’une durée de 15 ans. Le montant de la redevance pour l’occupation du domaine public sera précisé dans le cahier des charges.
Le jury ou comité de sélection, selon la date des communiqués de presse
– Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly-sur-Seine ;
– Alia Atieh, conseillère municipale déléguée au patrimoine culturel bâti à Neuilly-sur-Seine ;
– Guillaume Poitrinal, président de la Fondation du Patrimoine ;
– Olivier de Dampierre, consultant immobilier ;
– Aline Asmar d’Amman, architecte et fondatrice de l’agence Culture in Architecture ;
– Yves Hanania, spécialiste en stratégie et développement de marque ;
– Nathalie Decoster, Artiste-sculpteur