On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. À l’origine (Ier siècle av. J.-C.), le site de Paris s’est construit sur une île à un endroit qui permettait de franchir plus facilement le fleuve, trop large en amont et en aval. Chronique de la catastrophe annoncée ?
Le fleuve était encore très large lorsque François 1er fit construire en 1530 le quai rive droite devant le Palais du Louvre, amorçant un long mouvement d’emprisonnement du fleuve. On voit ci-dessus la Place de Grève en 1583, devant l’Hôtel de Ville avec une foule autour d’un gibet et des bateaux chargés de blé et de foin qui y déchargeaient leur cargaison. Le fleuve était un centre d’activités.
Au fil des siècles, les rives en pente douce de la rive droite étaient devenues des ports et des grèves qui s’étendaient depuis l’arsenal jusqu’au nouveau quai du Louvre. Sur cette carte moderne de Paris en 1620 (ci-dessous), on voit à droite un mail, représenté par un trait vert, séparant l’arsenal de l’île de Louviers aujourd’hui disparue ; au centre la place de Grève en face de Notre-Dame sur l’île de la Cité ; à gauche le jardin des Tuileries de 1564 et en face sur la rive gauche, la promenade de la Reine Marguerite de 1606, la première promenade publique de Paris, et enfin à l’extrême gauche, un long trait vert qui représente le Cours la Reine de Marie de Médicis (1618). La promenade offrant au peuple le spectacle des carrosses de la noblesse.
La ville enfermée dans ses remparts n’offrait pas beaucoup d’agréments à ses habitants. Le fleuve s’offrait en spectacle. C’est ainsi que les grandes promenades parisiennes furent établies le long du fleuve. De plus on s’y baignait. Les dames de la noblesse au retour du jardin des Tuileries s’attardaient à admirer les hommes qui se baignaient nus dans la Seine à l’Arsenal, tandis qu’elles-mêmes se baignaient dans des bateaux sous des tentes avec des cabines donnant accès à la rivière, comme il est visible sur cette vue prise en face du Collège des Quatre Nations (1661), quai Conti. Au fond on voit le pont Neuf et les maisons qui le couvrent, cachant le fleuve, aux passants, puis Notre-Dame et la Sainte-Chapelle en arrière-plan.
Le cours la Reine et les jardins des Tuileries redessinés en 1664 par Le Nôtre furent ouverts au public, permettant à la bourgeoisie de côtoyer et de regarder avec envie la noblesse, et au petit peuple de venir profiter du spectacle. Le Nôtre, souhaitant rendre visible la Seine depuis les jardins, s’autorisa à construire une allée haute tout au long du quai des Tuileries, permettant de voir le fleuve par-dessus les voitures et les chevaux empruntant le quai.
Le cours la Reine, qui était une double allée plantée dans la campagne le long de la Seine où la noblesse venait se faire admirer dans ses voitures tirées par de somptueux attelages par la population parisienne, n’a cessé d’attirer de nouvelles constructions après la création des Jardins des Champs-Élysées juste au nord au XVIIe siècle, et la création de toutes sortes de jardins d’été le long de l’allée des veuves (ainsi nommée parce que les jeunes veuves étaient assurées d’y trouver des messieurs compatissants et de cesser bientôt leur veuvage).
Je veux simplement souligner la liaison si forte à Paris entre le fleuve et les lieux de plaisir. Non seulement le fleuve avait toutes sortes d’autres usages, et les plaisirs tout autant que le regard que les citadins portaient sur lui ne cessaient de changer. Toutefois le fleuve n’a cessé d’être comme un signe de la nature traversant les siècles et assurant la continuité de la culture parisienne en dépit de tous les changements, car la culture se saisit de l’ancien pour faire du neuf.
Le goût des Parisiens pour les plaisirs au bord de l’eau ne se démentira pas du XVIIe au XIXe siècles bien qu’ils changent de forme et d’objet. La célèbre peinture de Watteau, Le Départ pour Cythère (l’île de la déesse de l’Amour), est pense-t-on une allusion aux voyages en bateau des gens aisés, depuis le cours la Reine jusqu’à Saint-Cloud où les jardins du Duc d’Orléans offraient une vue magnifique sur le cours du fleuve et toutes sortes de plaisirs que la peinture laisse deviner (notez les amours ailés qui volettent au-dessus des passagers).
À la fin du XIXe siècle les peintres impressionnistes ont immortalisé les promenades en canots pour aller faire la fête dans les guinguettes. Ici nous voyons la Grenouillère près de Bougival, en aval de Paris, ainsi nommée parce qu’on y trouvait des « grenouilles », c’est-à-dire des femmes qui s’amourachaient facilement.
Aux fêtes galantes succèdent les festivités populaires, on se baigne, on boit, on mange, on danse on flirte. On est loin des bains des Dames du XVIIe siècle mais le voyage sur la Seine et le spectacle de la rivière et de la vie qui s’organise autour d’elle ainsi que la recherche des plaisirs de la vie en sont le trait commun.
D’ailleurs aussi loin de la Seine que l’on vive, on habite soit rive gauche, soit rive droite. Noter toutefois que désormais, les Parisiens doivent sortir de Paris pour jouir de la vie du fleuve. En effet le XIXe siècle a consommé le Divorce de Paris et du Fleuve.
Au XIXe siècle, la Seine se referme pour contenir le mouvement des crues et permettre l’urbanisation des rives. Les crues mortelles de 1872 ont provoqué une rupture entre la ville et le fleuve. Un gros travail de mise en sécurité s’est poursuivi après la nouvelle crue de 1910, par la création de barrages en amont en 1924 et 1955.
Sur les promenades des quais rive gauche, l’installation des bouquinistes, installés à demeure depuis 1891 et aimés des Parisiens autant que des touristes, contribue à encore séparer davantage la ville du fleuve.
On a pourtant continué de se baigner dans le fleuve jusqu’au début du XXe siècle en dépit d’une pollution grave connue depuis le XVIII siècle sous le nom de miasmes et rendue manifeste par les rejets catastrophiques et puants d’immondices et de déchets hospitaliers provoqués par l’incendie de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu en 1772.
En effet, jusqu’à l’avènement de l’hygiénisme puis de la médecine pasteurienne, les gens pensaient que les miasmes, la putréfaction et les épidémies, provenaient des lieux immobiles, comme les mares en forêt et les cimetières en ville, tandis qu’ils croyaient que le mouvement de l’air et de l’eau purifiait toutes les impuretés. Cette idée a fait long feu, mais la conscience de la pollution de l’air de Paris, et de l’eau de la Seine est fort récente.
La construction des égouts remonte à 1370 mais n’a connu un développement sérieux que sous la direction d’Haussmann à partir de 1850, atteignant 600 kilomètres en 1878, porté à 1 000 kilomètres d’égouts connectés à des stations d’épuration au cours du XXe siècle. Enfin, les politiques de protection de l’environnement et le souci des pouvoirs publics vis-à-vis des pollutions industrielles n’existaient tout simplement pas avant 1969, en France comme dans d’autres pays industrialisés.
Ainsi la pratique de la baignade dans la Seine a été interdite au milieu du XXe siècle coupant le dernier lien entre la population et le fleuve tout en signalant une nouvelle attitude vis-à-vis du fleuve. Les quais rive droite ont été transformés en autoroute, rendant impossible l’accès au rivage pour tout le nord de Paris. On ne voyait donc plus la pollution mais les inondations ont paru de plus en plus menaçantes car elles bloquaient le trafic automobile de la voie sur berge et par contrecoup, de toute une partie de la ville.
La fin du XXe siècle marque un profond changement. La pollution inquiète la population et la canicule catastrophique d’août 2003 (15 000 morts supplémentaires pour la France entière) marque les esprits et encourage la ville de Paris à chercher à dépolluer toute la ville en créant notamment de nouveaux parcs publics.
Un effort a aussi été fait, entre 1999 et 2015, pour donner accès à la Seine aux Parisiens. Ce fut d’abord l’aménagement des quais pour les cyclistes à la place des voitures (1999), puis l’installation de Paris-Plage, une transformation de la promenade en plage avec du sable, permettant de voir le fleuve, d’y prendre un bain de soleil, mais pas d’y nager en 2002. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, avec ce qu’Alain Corbin appelle l’invention du rivage dans « Le Territoire du vide: L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840 » les Français ont découvert un besoin irrépressible de bains de mer. Partir en vacances pour nager est devenu un privilège social. Les Parisiens les plus modestes qui ne peuvent pas partir en vacances ne peuvent que rêver de nager quand ils sont assis dans un transat à Paris-Plage. Le succès de ces plages a donc poussé la ville à nettoyer la Seine afin que chacun puisse s’y baigner.
La ville a fait le pari de faire revenir des nageurs dans la rivière à l’occasion des jeux olympiques de 2024. Il s’agit en fait de rendre la Seine à la nature et de permettre aux Parisiens de jouir de cette nature retrouvée. Évidemment l’idée que se font les Parisiens de la nature en 2002 est aussi différente de celle des habitants du tournant du XIXe siècle, ou de ceux du XVIIe. Ils y voient une nature polluée par des plastiques, des produits chimiques et surtout par des bactéries. Il a donc fallu améliorer considérablement le traitement bactériologique des eaux usées à la sortie des stations d’épuration et créer un vaste bassin de 50 000 m3 de stockage des eaux pluviales polluées par les déchets de combustion de l’essence et du gasoil dont l’achèvement est prévu en 2024.
En 2022, sur le site des compétitions olympiques dans la Seine, 91 % des mesures de pureté de l’eau étaient bonnes pour la période du 20 juillet au 11 août. En juin 2023, les résultats, sur la base de la réglementation européenne étaient excellents. Il reste quelques mois pour atteindre une complète dépollution.
Outre la natation, il faut imaginer des ponts couverts, des navettes fluviales, des promenades sur les berges, des excursions sur les îles. Les joies de la rivière offertes aux spectateurs des Jeux olympiques.
Pourtant Paris n’est pas la seule grande ville européenne où il est question de « piquer une tête », dans le cours d’eau qui la traverse. À Bâle, à Vienne ou encore à Copenhague, c’est même une réalité, au point d’en devenir un argument touristique, un lieu frais pour les canicules, un milieu naturel en pleine ville.
Les citadins attendent de la rivière qu’elle leur permette de s’immerger dans la nature. L’eau ne doit pas y être seulement un liquide pur mais bien davantage le support de la vie spontanée des êtres des rivières. En Suède, les rivières sont considérées à nouveau dignes de ce nom seulement quand les écrevisses que les Suédois consomment rituellement avec délice s’y reproduisent spontanément. Il ne s’agit pas d’établir une relation harmonieuse entre les humains et les choses, mais des rapports de convivialité entre eux et les êtres « sensibles », comme disent les bouddhistes.
Le fleuve est la manifestation la plus puissante de la nature indomptée* dans la ville mais il est aussi un être qui relie à l’histoire, d’où l’attention récente pour les formes historiques de la natation dans la Seine : il s’agit de permettre aux habitants de renouer avec la nature vivante, c’est-à-dire d’y prendre plaisir pendant de longs mois tout en se protégeant des rares moments d’inondation.
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette.
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