Nous pouvons assurer sans grand risque de nous tromper que tous les architectes dont l’agence est abonnée à une plate-forme de référencement des marchés publics sont habitués à vérifier quasi quotidiennement s’il n’y aurait pas par hasard un appel d’offres dans leurs cordes. Pour y répondre, ils sont depuis longtemps maintenant coutumiers des délais courts, quatre ou cinq semaines, et des critères abracadabrantesques, pour citer un « roi fainéant », même si cette habitude est déjà en soi une défaite.
Vous connaissez peut-être ces compétitions d’échecs dites « au pendule », ou ‘speed chess’, un système de deux horloges couplées permettant de décompter le temps de réflexion alloué à chaque joueur, celui qui dépasse le temps imparti perdant aussitôt la partie. C’est sportif, le rythme est effréné, la concentration totale.
Répondre aux appels d’offres en architecture tient de ce sprint, l’auteur toujours plein d’un espoir le plus souvent déçu. Cette épreuve, Anne Hidalgo, à travers ses services de la ville de Paris, en a perfectionné la version olympique. Voyons cet appel d’offres de la SPL PariSeine pour une mission de maîtrise d’œuvre « dans le cadre de la réhabilitation de la tribune et de la pagode du centre sportif Ladoumègue à Paris (XIXe) ». Projet sans doute excitant pour qui connaît cet étonnant équipement construit en 1972 par l’architecte Jean Peccoux et l’ingénieur Robert Lourdin.*
Cette compétition aura sans doute échappé à nombre d’agences puisqu’elle fut publiée le 16 juillet 2024. Date limite de réponse, le 12 août 2024 ! C’est sûr qu’entre le 14 juillet et le 15 août 2024, en pleins jeux olympiques Paris 2024, les agences d’architecture étaient sur le pont parce qu’évidemment tout le monde en France travaille entre le 1er et le 15 août.
Mais bon, mettons de prendre connaissance de ce projet le 17 juillet, le lendemain de sa parution, un mercredi, la flamme olympique encore en route, à pied, pour Paris. La proposition est emballante – le budget à l’avenant, nous y reviendrons – et il faut se décider, vite. Déjà il convient de lire attentivement le dossier de consultation et toute la littérature afférente, y compris les lignes en petits caractères – c’est qui Ladoumègue d’abord ? (1906-1973, athlète français spécialiste des courses de demi-fond, puis journaliste) – avant d’imaginer une équipe, autant de bureaux d’études et d’interlocuteurs – ingénieurs fluide, structure, économie, etc. – qu’il faut contacter, et pour certains déranger durant leur barbecue, pour savoir s’ils sont d’accord pour toper là. Puis il faut bien que tout ces gens-là aussi lisent la littérature. Enfin réaliser une première analyse du projet puis déterminer quelles réponses apporter mission par mission – une histoire de marchands de tapis inscrite dans le programme.
En effet, particularité de ce concours olympique, il est demandé aux agences pour cette offre saucissonnée en lots charcutiers de répondre, en substance, à une mission à 2 M€, 4 M€, 6 M€ ou 8,75 M€, avec pour les moins fiers le prospect de se retrouver à ne faire que l’étanchéité ! Prestige !
Le lundi 29 juillet donc, au plus tôt, si tout s’est bien passé jusque-là avec tout le monde de l’équipe de maîtrise d’œuvre, c’est parti pour une semaine de travail temps plein d’un architecte : DC1, Attestation pouvoir, DC2, les papiers administratifs pour chacun des membres de l’équipe, les synthèses, les CV, les références 1, les références 2, les références 3, le mémoire technique de 20 pages. Sans compter évidemment les critères et sous-critères tels ceux du prix des prestations architecturales.
– (20 %) Sous critère 1 : montant total de l’offre pour les missions DIAG (Diagnostic) jusqu’à AVP ;
– (40 %) Sous critère 2 : montant de l’offre pour les éléments de mission post AVP sur la base de l’hypothèse d’un coût travaux à 8 750 000 €HT ;
– (40 %) Sous critère n° 3 : moyenne des montants de l’offre pour les éléments de mission post AVP sur la base de l’hypothèse d’un coût travaux allant de 2 500 000 €HT à 7 500 000 €HT.
Importants les sous-critères…
Surtout bien comprendre la décomposition des missions, à l’heure près. Découper l’opération dans tous les sens est un moyen indolore pour le maître d’ouvrage d’éliminer beaucoup de monde trop disant sans avoir à répondre sur la future qualité du projet. Pendant ce temps-là, en attendant l’IA, tout cela demande à la maîtrise d’œuvre du temps humain. Il faut certes sans doute aussi beaucoup de temps et d’intelligence à tous les services de la ville pour chacun son tour valider une telle offre exceptionnelle et la soumettre enfin aux sachants, lesquels doivent alors se bouger pour y répondre fissa, le 12 août, un lundi, dernier carat. Allumez les ventilateurs !
Pour autant, quand même, un concours entre le 16 juillet et le 12 août 2024, durant les jeux olympiques ‘centenials’ à Paris, c’est de l’incompétence ou du vice ? Sachant comment sont habituellement traités les architectes, il est facile de pencher pour la seconde assertion, ce n’est pas comme si la réhabilitation de la tribune et de la pagode du centre sportif Ladoumègue à Paris ne pouvait pas attendre un mois de plus. D’ailleurs, ironie de l’histoire, l’appel d’offres (appel d’affres ?) indique clairement parmi les ‘Conditions du marché public’ que la date limite de validité est de… 6 Mois ! Une case mal cochée ? Il est aisé alors d’imaginer le coup monté, lancé en plein été ; ne sont alors au courant que ceux qui savent et ont le temps de se préparer sans se gâcher les week-ends d’été.
Toutefois, peut-être ne s’agit-il ni d’incompétence ni de malignité mais plutôt d’une forme d’indifférence, au mieux, de mépris au pire. Plutôt que la théorie du complot, il est plus simple d’imaginer le fonctionnaire en charge du dossier, au goût très sûr pour l’élégance, ayant organisé ses propres vacances du 14 juillet au 12 août. Le 16 juillet l’appel d’offres est en ligne automatiquement, le 12 août, il est de retour au travail, reposé, bronzé, et peut s’occuper du projet pendant trois jours puisqu’il est en congé pour le long week-end du 15 août dès le jeudi suivant. Qu’il commande des rames de papier, des photocopieuses, des mobi-crottes ou un projet d’architecture, peut-être cela ne fait-il pour lui aucune différence. Cet agenda est aussi un moyen sûr de limiter le nombre de réponses. Fin août, il a rendu son rapport à sa direction. Laquelle a eu le temps de réfléchir.
En effet, dès le 12 septembre, sans attendre donc, parmi plus d’une dizaine d’impétrants ayant passé leur été à rêver de Jules Ladoumègue, la SPL PariSeine annonçait les lauréats : Carlo Grispello et Nadine Lebeau, de l’agence parisienne Graal, qui d’évidence étaient attentifs le 16 juillet 2024 et en forme olympique pour travailler en août et effectuer dans les temps les minima du projet.
Christophe Leray
*Pour découvrir le gymnase Jules Ladoumègue, lire notre chronique-photos : Une pagode le gymnase Jules Ladoumègue ? Par Aurélien Chen