A quoi sert l’histoire de l’architecture ? Vaste question posée en 2017 par Richard Klein à 30 historien(ne)s de l’architecture, dans la continuité de l’ouvrage coordonnée par Emmanuel Laurentin il y a dix ans sur la profession d’historien. Qu’ils soient conservateurs du patrimoine, architectes, historiens de l’architecture, chacun trace un éloge de la discipline tout en esquissant sa fragilité.
Une histoire pour quoi ?
Ecrire l’histoire, dans le continuum d’une recherche patiente en archives, plongée dans des livres issus de toutes les sciences humaines, revient souvent à se demander pour qui le fait-on ?
En marge de toute utilité, Alexandre Gady comme Eric Monin, estiment que « l’histoire de l’architecture assouvit avant tout une passion » où « la sensibilité est un don ». Le métier de chercheur étant proche de celui du moine, la passion est bien nécessaire quand il s’agit de déchiffrer des manuscrits d’architectes ou bien de retracer plan par plan l’évolution d’un projet, le tout agrémenté par la lecture d’un ouvrage sur l’histoire sociale de l´époque.
Pour Jean-Lucien Bonillo et bien d’autres auteurs, notamment universitaires, la valeur patrimoniale de l’histoire de l’architecture est une de ses caractéristiques les plus importantes. Cependant, si l’histoire mène à la mémoire, ce n’est pas nécessairement à bon escient. Gilles Ragot explique que l’historien ne peut interférer dans la construction patrimoniale. Selon lui, son rôle est l’équivalent de l’expert psychiatrique à un procès, il peut apporter des éléments d’analyse mais n’a pas à juger.
De fait, l’historien(ne) de l’architecture ne peut se laisser embarquer « dans les débats identitaires sur le patrimoine, dans les stratégies d’aménagement chargés d’enjeux politiques, ou encore dans les programmes qui réduisent ses analyses d’illusions rétrospectives » (Estelle Thibault). Il lui faut éviter de devenir « une sous-littérature toxique faite pour entretenir le roman national », comme le souligne Jean-Louis Cohen.
Mais écrire l’histoire de l’architecture, c’est aussi faire œuvre pour tous « en cultivant le plaisir et le savoir des lettrés, en formant des architectes sensibles et responsables, en éclairant enfin le citoyen sur le paysage bâti qui l’entoure, elle donne un sens éclatant à l’idée même de Cité, tout en faisant rempart contre une société qui voudrait oublier combien l’architecture est la politique en trois dimensions », s’enthousiasme Alexandre Gady.
Une histoire par qui ?
Ce qui est amusant dans ces contributions est de percevoir ce clivage bien présent et bien conscient chez les contributeurs : le débat disciplinaire selon la formation reçue. Être historien(ne) de l’architecture formé(e) à l’université ou issu(e) de l’école d’architecture offre des approches différentes de la discipline. Cette dichotomie, pour une discipline encore en construction, est présente quasiment à chaque contribution.
Frédéric Seitz le rappelle fort à propos : « on n’oubliera pas les controverses qui opposent historiens de l’art et architectes, qui se reprochent mutuellement une méconnaissance de la pratique de l’architecture et une maîtrise incomplète des outils scientifiques de l’histoire ». Ce grand débat perdure, entre formation en université ou en école d’architecture, deux manières différentes d’enseigner et de chercher.
En effet, l’architecte historien ou historienne partira de l’œuvre et de l’auteur pour bâtir l’histoire. Ainsi que l’évoque Frantz Graf, « c’est par le projet que passe la compréhension de l’objet et c’est, à notre avis, toute la différence entre le regard de l’historien de l’art sur l’architecture ». En revanche, différence fondamentale, pour l’historien(ne) de l’architecture à l’université, non praticien(ne), l’œuvre est avant tout un morceau d’une histoire bien plus vaste (ou bien plus petite dans le cadre de la micro-histoire) que l’architecture, c’est aussi une histoire sociale, politique, économique, culturelle. L’architecte est un des acteurs mais pas nécessairement le centre, la raison pour laquelle Frédéric Seitz appelle à « s’extraire du piège de l’idéologie de l’œuvre et du culte des auteurs ».
Que chacun dépasse ses clivages et tende vers l’autre ? C’est le vœux pieu de Jean-Bapstiste Minnaert qui appelle à une meilleure circulation des connaissances et des pratiques entre l’histoire du patrimoine, celle de l’architecture, l’histoire de l’urbain, et l’histoire des écoles d’architecture tirée vers le projet. Il faut, dit-il, pour que la discipline ne disparaisse pas, que « l’histoire de l’architecture renforce sa conscience collective, qu’elle soit plus forte, tant vis-à-vis de ses multiples tutelles que vis-à-vis des autres disciplines ».
Une histoire pour quoi ?
Pourquoi ? Parce que la discipline est menacée, d’une part par l’affaiblissement de la recherche en général, dont elle pâtit, mais aussi parce que sa place à l’université tend à s’amenuiser. Or elle est d’autant plus nécessaire « qu’elle interroge les ressources que les individus ont mobilisées pour créer leur univers, leur cadre de vie individuel et collectif », souligne Eléonore Marantz. « L’histoire de l’architecture renvoie à ce qui fait sens dans le fait de vivre ensemble », conclut-elle.
Plus qu’un débat au sein d’une discipline d’initié(e)s, il s’agit donc d’un débat de société dont celle-ci aurait tort de se passer.
Julie Arnault
*A quoi sert l’histoire de l’architecture ? Richard Klein. Hermann Editeur