Architecture hybride, mixité des influences, mondialisation du monde, immédiateté de l’information questionnent l’émergence de l’identité des lieux et des supports pour les créer. Chronique du Mékong.
Le besoin actuel est d’avoir à disposition et à toute heure une profusion d’informations simultanées, de jouir d’une quantité d’atmosphères hybrides au même moment …, tout faire, tout voir, tout écouter, ressentir sans perdre une image, une odeur et, surtout, rester en permanence relié à nos relations et nos réseaux sociaux, « reliés quoi qu’il en coûte ».
La vitesse des déplacements, le formidable maillage des transports rapproche et percute les ambiances. Jamais notre relation à l’espace et à l’étendue du monde n’a connu une telle proximité, la tyrannie de la vitesse de Paul Virilio est bien là, omniprésente.
En peu d’heures de transport, nous nous retrouvons isolés et dépaysés à la fois, ultra-connectés.
Cette facilité déconcertante d’être chez nous et ailleurs simultanément est ambiguë, les divinités Estia et Hermès sont réunies, dedans et dehors mélangés…
L’usage du téléphone portable amplifie cette ambivalence ; les bombes explosant à Gaza retransmises en direct sur notre téléphone portable en même temps que le regard porté sur la baie karstique d’Along, trop d’émotions condensées, nous ne pouvons plus suivre, notre cerveau ne peut plus intégrer tant de choses en même temps, notre intelligence est mise à rude épreuve, il faut un tri journalier permanent ….
Le tourisme s’adapte à cette situation de dualité de la perception et les pratiques évoluent sans cesse, les hôteliers ne vendent plus des « séjours » mais des « expériences ».
Le client venu pour quelques jours de tout pays et de nulle part, en immersion dans un décor constitué qu’il reconnaît et le rassure, ne se déconnecte jamais d’un monde global virtuel qu’il maîtrise bien, le wifi amplifié et ses machines le connectent en permanence avec son propre univers d’échanges.
Que cela soit à Berlin, ou à Saïgon peu importe, l’essentiel est qu’il puisse prendre des selfies de son propre voyage et qu’il les « partage » instantanément sur son fil internet.
Les nouveaux hôtels asiatiques sont des décors pour téléphone portable où tout est pensé pour que le client égocentrique se relate.
Les halls sont toujours plus splendides et impressionnants, la relation au paysage n’existe plus, il n’est plus utile de s’ouvrir sur l’extérieur, seul compte le décor intérieur, l’effet prime avant tout !
La « fusion des styles » et l’assemblage éclectique de mobiliers et de décors révèlent une chose : appartenir à la fois à un univers maîtrisé connu et ressentir le singulier, profiter de deux choses à la fois et en même temps.
L’identité de l’architecture dans ce monde de décors tiendrait alors de quoi ?
De la géographie, du lieu, du climat ou des usages dans un monde globalisé ponctué de lieux trop semblables ?
Les centres des villes se ressemblent, mêmes magasins, mêmes usages consuméristes des hypercentres commerciaux de villes.
Malgré les tentatives de l’histoire de l’architecture de hisser la production de l’architecture, les magnifiques réalisations singulières et différentes des trois cents dernières années, une grande partie de la production internationale en ces temps incertains tend indubitablement à se ressembler. « La couleur globale gagne sur la couleur locale » (Marc Augé).
Les voies défrichées du régionalisme critique de Barragan, Siza, Geoffrey Bawa et d’Alvar Aalto ne font plus autant recette. Jamais auparavant, les images de projets des revues d’architecture à travers le monde ne tendent vers une même esthétique et le dernier Pritzker Prize, Diebedo Francis Kéré, veut maintenant construire des ‘’ high rise buildings’’…
Les effets de ruptures, le local, l’identité sont balayés par une esthétique commune globale.
Parallèlement à ce nivellement mondial, le métissage des idées n’a jamais été aussi fécond et il stimule, dope toutes les créations artistiques. La culture est dans le métissage et son extension. Les plus intéressantes métropoles sont métissées ! (New York, Rio, Saïgon, Marseille).
Les étudiants architectes n’ont jamais autant voyagé et travaillé à l’étranger. L’usage de l’internet permet de tout voir et tout comprendre et depuis partout.
Les créateurs de mode, ces défricheurs de la création, ont assimilé les tendances mondiales pour alimenter leurs collections toujours en avance sur leur temps. L’art contemporain est mondial depuis longtemps, les musées de tous les pays ont tous les mêmes collections avec les mêmes artistes que l’on s’évertue à reconnaître comme pour mieux se rassurer…
Assemblages et métissages sont partout, les outils informatiques fusionnent, assemblent, relient et se complètent.
Les échanges des biens et des personnes, au cœur d’un système mondial rodé tournent 24 heures sur 24 et la pause Covid n’a rien freiné.
Malheureusement, dans cet effacement des distances de la consommation, les mêmes matériaux de construction se retrouvent partout sur la planète dans une consommation carbonée sans précédent qui va nous coûter cher, la société de transport maritime CMA CGM fait des profits records !
L’architecte lui, dans cette grande machine à laver de la création éclectique mondiale, reste le gardien du phare, il est celui qui synthétise le lieu, le programme, l’économie, le local, l’identité, la fonction et le caractère des choses dans des climats et des usages et des cultures différentes et qui ne peuvent se dupliquer…
Il assemble, compose, métisse avec les références essentielles qui composent l’identité d’une culture.
Il croise les fonctions et les matières, c’est un alchimiste.
Arpentant les sols, soupesant la pesanteur, l’architecte assemble les matériaux et les techniques constructives à sa disposition ; ouvert aux forces poétiques et culturelles, il apporte les supports intangibles, il négocie l’aléatoire, la polyvalence dans l’assemblage.
C’est ce qu’Ernest Hébrard (1875-1933) réalisera durant l’époque coloniale en Indochine, lui qui ne disposait pas d’internet. Le métissage culturel architectural s’est opéré au Vietnam quand les architectes français ont construit les villes et des paysages nouveaux en se référant constamment à la mère patrie, dans un climat tropical complexe avec des modes de constructions locaux.
Ernest Hébrard (Membre fondateur de la Société des urbanistes Français en 1911) arrive au Vietnam à 46 ans. Onze ans plus tard il livre le musée Louis Finot à Hanoï, magnifique bâtiment, mélange savant d’ordres et d’échelles hybridées au climat tropical. L’épaisseur des murs, les double colonnes de ventilation, les persiennes, l’épaisseur des corniches résonnent magnifiquement avec l’architecture vietnamienne.
Ernest Hébrard construit en milieux tropical, métisse et rythme ses bâtiments, filtre ses façades et qualifie le style indochinois par le croisement des matières, des rythmes et des ordres.
Il intègre avec créativité les savants détails architecturaux d’assemblage de charpentes vietnamiennes. Il initie le plan de la ville de Dalat sur les hauts plateaux, permettant aux Français de respirer au frais dans les montagnes loin de la chaleur suffocante de Saïgon.
Un métissage exceptionnellement réussi qui fonctionne encore bien aujourd’hui.
Dans l’autre sens, cinquante ans plus tard, Ngo Viet Thu, architecte vietnamien Grand prix de Rome, construira à Saïgon le Palais de l’indépendance. Vann Molyvann à Phnom Penh, au Cambodge, adaptera avec élégance les motifs traditionnels cambodgiens aux constructions nouvelles en béton armé.
Tadao Ando dans un japon sous influence Shintoïste a su habilement métisser l’architecture épurée moderne en y amplifiant la contemplation de la nature et la continuité de l’architecture japonaise. Son art inégalé de l’épurement cohabite avec sa mise en poésie de la nature et de la géographie. Il croise la maîtrise constructive du béton avec le savoir-faire de l’assemblage des charpentiers japonais.
Les architectes résilients métissent, assemblent et composent, c’est l’évidence, ils sont les capteurs sensibles essentiels de leur époque, ils traduisent sous influence sans jamais oublier la couleur du sol et les reflets vibrants de lumières.
Aller à l’essentiel de l’assemblage sans se laisser perturber par la norme, le master Feng Shui, l’AMO, la frugalité heureuse, le « re naturage », les normes…
L’architecte simplifie dans un monde de signes qui se complexifient.
Aller à l’essentiel, métisser dans une période où tout nous pousse sans cesse à regarder ailleurs !
Olivier Souquet
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