
Après avoir traversé la péninsule en développement de Thu Thiem, avoir longé les zones de mangroves de Saïgon qui résistent au béton et à l’asphalte, je gare ma moto bike, j’enfile mon casque de chantier et je me dirige vers la porte métallique bringuebalante de l’entrée du chantier. Chronique du Mékong.
Le gardien en tenue de policier et en sandales me fait un signe de salut militaire de la main, je le salue et je rentre avec entrain, j’aperçois à l’ombre du hall une meute de chiens au poil ras qui se délassent. Ils font mine de m’ignorer en se prélassant sur les amas de matériaux qu’ils gardent et qui jonchent le rez-de-chaussée du chantier.
La température monte déjà doucement, il est 8 h 00 du matin.

Me voilà au City Planning Exhibition Center (CPEC), un bâtiment de 18 000 m² au cœur de Saïgon. L’agence d’architecture DE-SO a gagné ce concours de bâtiment il y a treize ans. Le chantier arrêté pendant dix ans a repris au printemps 2025, après avoir connu six équipes de direction différentes, des emmerdes sans fin, de nombreuses luttes perdues, des incompréhensions multiples, quelques batailles gagnées et vécu des désenchantements permanents.
Mais il me semble enfin percevoir le bout du tunnel…
Patience Passion Persévérance, les 3 P de la sagesse asiatique…
Le 17 juillet 2012 après un oral éprouvant et transpirant en costume cravate dans une salle mal climatisée du Comité Populaire de Hô Chi Minh Ville, notre projet du musée de l’urbanisme et de l’architecture est retenu face à dix équipes internationales.
Après plusieurs mois d’allers-retours et de négociations, nous signerons un contrat de maîtrise d’œuvre à l’anglo-saxonne (sans la mission chantier mais avec un suivi architectural partiel) avec le directeur de la construction de la ville.
Cet incontournable personnage contrôle toutes les constructions de Saïgon, il partira une fois les marchés de fondations et de gros œuvre du bâtiment signés en nous laissant un chantier ouvert à tous les vents pendant dix ans, il sera alors remplacé six fois…
Sur place, on m’avait maintes fois averti ; cela ne sera pas facile :
« vous serez débarqués très vite après le concept » ;
« comme c’est un projet public vos difficultés seront multipliées par dix » ;
« la ville et l’État ne finiront jamais le projet avec vous, leurs équipes changent constamment pour ‘’contrôler’’ la corruption » ;
« les Vietnamiens et les acteurs locaux feront tout pour ne pas vous voir interférer dans toutes les négociations financières et le chantier »
Après treize ans, trois maires successifs et six chefs de projets, nous sommes là, la mémoire du projet aussi !
Je contourne le hall du bâtiment en regardant attentivement tout ce qui traîne au sol, je me dirige vers le sous-sol et je constate qu’une offrande de poulet sur un plateau doré avec ses encens est disposée au pied de la façade sud.
Les encens rougeoyants fument encore.
Il m’arrive avec le parfum une fulgurance d’images intérieures de pagodes et de Bouddhas.
La journée démarre !

Je regarde en coin les nombreuses silhouettes de petites femmes qui s’activent, elles poussent inlassablement des brouettes de sable depuis tôt le matin…
Ces métiers de manœuvres sont les plus durs et ils sont souvent confiés aux femmes, avec peu d’attention et aucune reconnaissance.
Disparaissant derrière leurs larges chapeaux et foulards sur le visage avec des survêtements trop grands, on entraperçoit de ses femmes que leurs yeux minuscules.
On ne voit, de leur corps que les extrémités ridées de leurs membres frêles manipulant des tonnes d’acier et de sable à longueur de journée.
Leurs épaules sont larges et solides.
L’immense delta du Mékong procure à Saïgon une main-d’œuvre d’origine paysanne peu chère, corvéable à merci, qui travaille jour et nuit à l’édification du pays.
La réunion hebdomadaire de chantier se tient à l’étage avec une vingtaine de personnes, j’y arrive, avec les premières gouttes de transpiration dans le dos…
Quatre ventilateurs bruyants trônent dans les coins, ils diffusent d’apaisants courants d’air.
Les bouteilles d’eau en plastique disposées sur la table sont prises d’assaut.

Il n’y a que des hommes assis.
Des chefs et des sous-chefs d’entreprise aux chaussures parfaitement vernies, avec des chemises rayées dissimulant habilement les taches…
Aucun coordonnateur SPS (sécurité, prévention, santé) pour leur dire d’enlever leurs souliers et les remplacer par des chaussures de sécurités, la tong serait plutôt de mise…
La réunion commence à l’heure et chaque intervenant se lève pour s’exprimer.
À mon tour je répète, debout, que nous construisons ensemble un musée important pour les citoyens, que tous les détails comptent, je dis que les couleurs ne doivent pas être choisies par le PMU (Project Manager Unit) et que je dois valider au préalable tous les matériaux avec les entreprises, ce qui n’est plus le cas depuis un an.
Je parle en anglais et le chef de projet de l’agence le traduit en vietnamien à sa manière.
Je ne contrôle pas grand-chose et je reste lucide, je n’ai que peu de pouvoir sur les choix en off du maître d’ouvrage alors que je joue les pompiers en permanence !
À un moment que je ne comprends pas (comme durant tous les repas vietnamiens), tout le monde se lève et la visite commence alors !
C’est un peu comme en France mais sans SPS, sans AMO environnemental, sans contrôleur technique, sans OPC et sans SSI.*
Comme je ne peux pas directement m’exprimer en vietnamien, je fais des simagrées en permanence, j’agite les bras en montrant toutes les malfaçons, j’ai alors très chaud et je transpire abondamment sous mon casque, je rêve d’être à la piscine, ou de déguster une glace dans un café climatisé du centre-ville.
En marchant, je découvre avec effarement qu’au dernier étage, un vilain réseau technique d’arrosage incendie rouge visible traverse le vide central triangulaire qui forme la clef de voûte du projet.
Gloup ! Je m’étrangle, j’ai soudainement la gorge qui racle.
L’ingénieur fluide n’a pas bien compris que nous étions dans un vide et que rien ne fixera alors le réseau de sprincklage dessiné…
Je me retourne, je cherche l’ingénieur fluide… Celui-ci pour ne pas perdre la face a disparu…
À ces moments, pour régler les problèmes, on se sent alors un peu seul…
Plus loin, au même étage, dans l’auditorium de 200 places. Le maître d’ouvrage précédent, qui a aussi disparu sans m’informer, a commandé de son propre chef et à l’usine des panneaux de revêtement intérieur aluminium aux imitations de bois rouge à fixer au mur !
J’enrage mais je ne peux rien faire, le bon de commande est signé, la marchandise sur site…
Dans la température tropicale matinale qui augmente lentement, je me dis que seul l’architecte peut convaincre son client de peindre les horribles panneaux de métal imitation bois de rose du Siam !
Je me dis à ce moment que tenir un chantier public au Vietnam est aussi dur que descendre à ski le couloir de la niche des Drus !
Encore plus loin sur le grand plateau d’exposition, des femmes en tenue de combattants Ninja et en survêtement Vuitton de contrefaçon, transportent toujours et encore, des sacs de sable pour la nouvelle chape de sol que l’on refait pour la troisième fois.
Je jette un coup d’œil dépité sur les escaliers roulants métalliques rouillés après dix ans d’exposition aux vents iodés de la mer de l’Est ; figés dans leur immobilité, ils ressemblent à une sculpture de Calder.

Reprendre ce chantier, c’est un peu comme être un tailleur de vêtement qui accepte de reprendre un costume mal taillé à un bossu.
Sur le toit, au niveau de la terrasse haute de la grande verrière de l’atrium, les panneaux photovoltaïques qui faisaient de l’ombre ont été supprimés.
Il va donc alors faire très chaud dessous…
Et il fait déjà très très chaud sur le toit au-dessus, à 9 h 30 du matin…
Je réclame qu’on ajoute une protection mais cela semble n’intéresser personne.
L’anticipation ne compte pas : ici on fait d’abord et on corrige ensuite…
On construit au Vietnam des aéroports et on dessine les routes après, on construit des villes et on réalise aux premières pluies les réseaux d’assainissement.
Pareil pour la grande façade Led de la façade inclinée. Elle est stockée dans des entrepôts depuis dix ans et les électriciens l’installent sans savoir si elle va encore fonctionner.
On réalise, on regarde et on modifie à une vitesse effrénée qui ferait pâlir tout coordinateur de chantier français.
Les gouttes de sueurs qui perlent abondamment de mon front m’incitent à quitter rapidement la terrasse sous le soleil brûlant et à redescendre dans les étages ombrés, ou je cuis !
J’arrive au milieu du plateau d’exposition du troisième niveau et je découvre une autre équipe de Ninjas aux pyjamas Vuitton, installant de nouveaux boîtiers de prises électriques, industriels et gris, sur la façade inclinée du musée.
Mon sang ne fait qu’un tour, j’interpelle le maître d’ouvrage déjà parti au deuxième étage pour le supplier de modifier la couleur des prises électriques en provenance du Yunnan.
Elles seront peintes à la main plus tard m’assure-t-il…
Je cherche les entreprises mais tout le monde est déjà parti…
La température grimpe toujours, je dégouline de sueur, je suis en nage et complètement déshydraté…
Je repars inquiet, je salue à nouveau le garde assoupi, comme les chiens, lui sur une chaise en plastique bleu, je sors sur la route asphaltée sous la fournaise, il est 10 h 00 du matin, j’hésite à déposer un encens dans la proche pagode…
J’enfourche la selle noire et brûlante de ma Moto Bike et je retourne rapidement à l’agence avant la marée qui risque d’inonder la vielle route défoncée traversant Thu Thiem…
Olivier Souquet
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Le projet : Ho-Chi-Minh City Planning Exhibition Museum

* SPS : sécurité Prévention Santé ; OPC : Ordonnancement Prévention Contrôle ; SSI : Système de Sécurité Incendie ; AMO : Assistant maîtrise d’ouvrage