La lutte contre l’aseptisation commerciale et culturelle de Londres est sur le point de prendre une nouvelle dimension dans une vaste caverne de béton, au cœur même de la vie nocturne londonienne. Des architectes de renom, experts dans l’art de transcender le temps, contribueront à sa réalisation. Chronique d’Outre-Manche.
L’extrémité nord de Flitcroft Street, dans le West End londonien, s’étend sur seulement 20 mètres avant de se rétrécir en allée. Elle porte le nom de l’architecte de l’église St-Giles,* construite en 1745 dans un style palladien mais dotée d’une flèche baroque de 48 mètres de haut. De l’autre côté de la rue, un bâtiment de 1903, dont la façade a été rénovée, paraît beaucoup plus jeune et abrite désormais le collectif Farsight. Ce dernier prévoit d’aménager un vaste sous-sol en béton à plusieurs niveaux, un espace virtuellement secret. « Il y aura une variété d’espaces, ce n’est pas un simple cube. Le sous-sol deviendra un espace scénique exceptionnel, avec des scènes à différents niveaux, des bars pour se détendre et des espaces dédiés à la danse », explique Chris Dyson, l’architecte primé qui collabore avec Farsight à cette transformation.
L’équipe de Farsight s’y connaît en clubs : son P.-D.G., Euan Johnston, cumule 25 ans d’expérience dans la création de lieux à Londres, notamment dans de vastes arches de chemin de fer, souvent humides et austères ; quant au directeur artistique, Sean Mclusky, il est une figure emblématique qui, après avoir joué dans les premiers groupes punk, a révolutionné le monde de la nuit. Tout a commencé en 1989 avec The Brain à Soho, le premier club de ‘House music’ ouvert sept soirs par semaine, proposant également des performances électroniques en live. Plus tard, il a conçu l’intérieur d’un club avec le cabinet d’architecture post-moderniste et provocateur FAT de Sam Jacobs. Hélas, depuis le début du XXIe siècle, les salles emblématiques du centre-ville disparaissent peu à peu. « Le centre de Londres a toujours été le berceau des nouveaux genres musicaux, depuis le début du siècle dernier et l’ère du jazz. Tout a disparu, mais quelques lieux clés subsistent et la scène renaît », souligne Mclusky.

Comment les projets de Farsight, qui s’opposent à la marchandisation de la culture, s’inscrivent-ils dans le contexte actuel ? La réponse réside dans une philosophie axée sur la créativité et ancrée dans la communauté. « Nous sommes très intéressés par les programmes de proximité, nous tissons des liens avec le quartier », explique Johnston : « Nous voulons faire revenir les jeunes créatifs, et nous y parvenons déjà. Dès lors qu’une communauté se crée, les clients errants n’ont plus vraiment d’importance », ajoute Mclusky.
St-Giles est devenu un quartier sombre, marqué par une histoire comprenant une léproserie et un gibet, des ravages causés par la Grande Peste, puis un bidonville notoire appelé Rookery, immortalisé par l’artiste Hogarth dans Gin Lane (1751) et qui a prospéré, si l’on peut dire, jusqu’au XIXe siècle. Après la guerre, le cœur historique de St-Giles a survécu, progressivement entouré d’un mur de grands immeubles de bureaux. Cependant, à mesure que les consommateurs affluaient sur Oxford Street et que Soho offrait des plaisirs illicites, les sans-abri et les toxicomanes sont devenus des fléaux de West End.

Aujourd’hui, le surtourisme et la gentrification ont pris le dessus. Nous connaissons tous l’histoire : les loyers flambent, les commerces, les personnages et les services parfois douteux qui faisaient le charme du quartier disparaissent. Les promoteurs immobiliers construisent, les lieux ferment et soudain, on ne trouve plus que des restaurants chics et branchés, des appartements de charme pour de courts séjours, des spectacles visuels, des chaînes de restauration rapide, des confiseries criardes et des bars sans âme aux lumières disco. Comme le dit Euan Johnston, P.-D.G. de Farsight : « À Soho, c’est tellement catastrophique que c’est un exemple parfait de comment tout gâcher ».

De l’autre côté de Charing Cross Road, le cœur de St-Giles a été épargné par les excès qui ont ravagé le caractère bohème de Soho. Denmark Street, surnommée « Tin Pan Alley », est le lieu de prédilection des magasins de guitares. C’est là que se concentraient autrefois les éditeurs de musique, que les Rolling Stones, Hendrix et Bowie ont enregistré leurs premiers albums, et que les Sex Pistols ont vécu et répété. Plusieurs bâtiments classés du XVIIe siècle ont été restaurés par Ian Chalk Architects (ICA) au début des années 2020 ; surtout, la réglementation locale a privilégié les entreprises liées à la musique. Parmi les réalisations d’ICA figure le bâtiment situé au coin de la rue où Farsight est désormais installé. Leur galerie baignée de lumière naturelle a ouvert ses portes en 2024, accueillant des expositions d’art et de photographie indépendantes ainsi que des événements tels débats et conférences. Elle s’étend sur une cour qui servait autrefois de cour de marchandises pour une petite industrie et une écurie. Farsight a déjà aménagé un bar dans les anciens boxes et leurs bureaux occupent l’étage sous une magnifique charpente en bois d’époque.

L’expérience de Dyson fera sans aucun doute la différence lors de l’ouverture, l’an prochain, du tout nouveau lieu souterrain londonien. « Notre cabinet est issu du quartier de Spitalfields et de Shoreditch, où nous avons réaménagé d’anciens bâtiments », dit-il. « C’est un peu comme Houdini : trouver des passages, créer des espaces à partir de rien. Sur ce projet, nous pouvons aider à penser en trois dimensions comment exploiter cet ensemble de bâtiments historiques exceptionnels, tout en créant des espaces nouveaux et uniques, comme la cour et les espaces souterrains ».
Ces dernières années, d’importants travaux ont déjà permis la création de nouveaux espaces souterrains. Le plus grand a débuté en 2011 à la station Tottenham Court Road, toute proche, pour la construction de la ligne Elizabeth**, le super-métro est-ouest de Londres. Celle-ci a ouvert ses portes en 2022, la même année que le Now Building (conçu par Orms), un bâtiment cubique situé juste au sud, doté de 2 260 m² d’écrans numériques haute résolution, à l’intérieur comme à l’extérieur, diffusant des animations en continu. Il comprend une salle souterraine de 2 000 places appelée Here. Ses promoteurs, Outernet, sont également à l’origine de la restauration de Denmark Street, projet qui incluait le sous-sol du Farsight. Descendons-y jeter un coup d’œil.

Les travaux n’en sont qu’à leurs débuts ; l’endroit est encore un espace brut et sombre, avec des murs en parpaings et des colonnes et poutres en béton. « C’est une toile vierge, une coquille vide », commente Johnston. Ce qui frappe d’emblée est la taille du lieu : une double hauteur sous plafond et de vastes surfaces au sol. Deux espaces vides, presque rectangulaires, communiquent entre eux. L’un sera un espace événementiel polyvalent, dont le plan s’harmonise avec celui du bâtiment de Flitcroft Street situé au-dessus. L’autre, un bar, s’étend au-delà de l’emprise au sol de l’ancienne écurie, jusqu’à près de 40 mètres de Flitcroft Street. La profondeur permet d’aménager deux niveaux, et la mezzanine reliera les deux espaces vides, créant ainsi un espace en forme de L offrant une vue plongeante sur la scène (spectacles, danse, etc.), la console de mixage et la loge des artistes. Cette mezzanine se prolonge par un autre bar, à échelle plus humaine, et au-delà, par un escalier de secours qui débouche sur Denmark Street. « Des éléments comme les escaliers et les plateformes peuvent être vraiment exceptionnels ; ils ont quelque chose de tangible et de mémorable », explique Dyson. « Quant à l’espace plus général, en béton, tout reposera sur la lumière et la sueur», dit-il. Étonnamment, un troisième niveau souterrain, situé sous le bar principal, abritera les toilettes.

Dyson évoque la « compression puis la décompression de l’espace » que vivront les visiteurs. « C’est une technique architecturale classique. On a l’impression de traverser un tunnel ou de monter un escalier, comme dans un palais italien, pour arriver dans un immense hall. Ici, cet immense espace se trouve au sous-sol. C’est là que réside l’exaltation… c’est une expérience inédite ». Une autre forme de décompression est prévue en fin de soirée. Au lieu d’être mis à la porte, les visiteurs pourront se détendre à l’étage et peut-être même apprécier les œuvres d’art. « Ils peuvent commander un Uber, leur dossier est vérifié par notre service de sécurité et ils peuvent attendre en toute sécurité à l’intérieur », explique Johnston.
Londres est en perpétuelle évolution mais les meilleures transformations font le lien entre son avenir et son passé. Farsight a déjà entrepris de faire renaître la vivacité et l’esprit créatif, indépendant et rebelle qui animaient autrefois le centre de Londres. Désormais, ils s’apprêtent à le faire encore plus profondément.
Herbert Wright
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*Le quartier St-Giles à Londres – plus précisément Denmark Street ou « Tin Pan Alley » – est le lieu où de nombreux musiciens célèbres, tels que les Rolling Stones et David Bowie, ont enregistré leur musique. C’est aussi là, au Regent Sounds Studio, que les Beatles ont enregistré la chanson ‘’Fixing a hole’’ (Réparer une fuite…). D’où le titre de cette chronique en version originale Fixing a hole By Tin Pan Alley.
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