Le cinéma de Kaboul*, en Afghanistan, était encore en travaux quand a été lancé le projet de rénovation du cinéma Rif, à Tanger, au Maroc. Il s’agissait cette fois de travailler dans un large imaginaire urbain avec la formidable artiste Yto Barrada, très engagée par ses dimensions historico-poétiques d’une ville où, comme à New-York ou de nombreuses villes italiennes, l’usure du temps devient belle.
Tanger, c’est aussi l’extraordinaire enchevêtrement de la Kasbah, la ville ancienne. Je suis toujours impressionné par cette sédimentation aléatoire d’habitations des médinas, des favelas sud-américaines, avec leurs formes d’espace public autour des venelles-escaliers, devenant subitement placette occupée par des enfants, par les interventions de couleurs vives surgissant d’un fatras multiforme et uniforme à la fois.
Impressionnantes aussi les qualités sociales de ces espaces dimensionnés au plus juste, résultat d’un urbanisme plus ou moins entendu de voisins, de cuisines rassemblées autour des ruelles, de portes et moucharabieh, de bassines et de citernes, de plantes en pots, de la débrouille pour les déchets. Bref, un dédale délicieux de ruelles, de volumes imbriqués, de maisons à patio introverties blotties derrière d’épais murs cachant des espaces intérieurs habités, multicolores et fleuris.
Dans son travail artistique, Yto Barrada scrute cette esthétique de la trace du vivant dans le paysage urbain, du détail visuel qui fait pivoter l’expression d’une scène sur l’invisible mémoire de la ville et de l’humain, l’évanescente du quotidien, réinterrogeant le point de vue lui-même.
Travailler ensemble sur ce projet de cinéma, c’est regarder différemment le bâti et observer ces autres dimensions. Le lieu devient aussi une cinémathèque du cinéma arabe, du Maroc jusqu’à la Palestine, lieu de conservation et de consultation, des espaces croisant des publics différents.
Le Cinéma Rif siège fièrement depuis les années quarante sur la place du Grand Socco, lieu du discours de l’indépendance du Maroc prononcé par Mohammed V. Cette place, c’est l’articulation entre la ville nouvelle et la médina, une place en pente, chose parfaite pour une terrasse belvédère.
Assis seul dans la salle pour essayer de fixer quelques pensées lors de mon premier séjour, une main me tapote l’épaule et une voix : « thé ou café ? ». Je reconnus le serveur du café voisin, uniforme marron et casquette. Un accord avait été passé entre le cinéma et le café, pour vendre des boissons au public dans la salle. Le cinéma était pourtant fermé à cette période mais l’accord continuait sans faille.
Le programme prévoit la création d’une deuxième salle, un café, une bibliothèque, un espace dédié à la cinémathèque, des bureaux, l’amélioration des espaces publics, les sanitaires et, si possible, de simplifier l’accès à la cabine qui se faisait alors par un long escalier extérieur et donnait au projectionniste un statut de gardien de phare.
Le projet consiste alors à raccourcir la trop longue salle de projection pour placer la deuxième salle superposée à une bibliothèque, transformer un passage latéral extérieur en café recouvert d’une verrière, devenant ainsi un accès valorisé à cette salle arrière. Ce café est devenu la vitrine du cinéma, une sorte de similitude avec la salle, avec des fauteuils en terrasse devant le spectacle permanent de la place.
La façade, avec ses qualités, est rénovée sans autre changement que de remplacer des fenêtres carrées par des hublots ronds pour renforcer l’identité architecturale des années quarante, placer des menuiseries vitrées avec quelques belles calligraphies peintes à la main, pour bien marquer un changement de statut avec la place publique.
L’idée était de garder cet imaginaire de ville portuaire, cosmopolite, de comptoir d’échanges, d’entre-deux, de lieu interlope, inter zones, entre deux continents, océan et mer, montagne et rivage. Durant la période de l’entre-deux-guerres, Tanger avait ses quartiers espagnols, français, anglais, russes, enclavés dans la ville, avec ses écrivains, artistes, personnages dandy ou beatniks, exubérants ou échoués.
Ce cinéma devait manifester ce mélange de simplicité esthétique et de mélancolie, de créativité et de simplicité. Plusieurs axes : les volumes, les matières et les couleurs. Associer des volumes du hall et du passage latéral pour un cheminement ouvert et capter des éclairements. Des façades vitrées telles des décors de cinéma habillent la façade arrière voisine, remplie de grilles et de soupiraux de cuisines des restaurants ouverts sur la rue, et une sélection de couleurs du nuancier élaboré par Le Corbusier, des couleurs choisies pour leur analogie avec des couleurs des intérieurs de maisons marocaines, comme le jaune et le bleu associés au blanc tangérois. Le résultat était ce sympathique compliment à l’ouverture : On a l’impression que le cinéma a toujours été comme cela, et que vous avez juste refait les peintures…
Les travaux étaient pourtant ambitieux, avec la démolition partielle de la grande salle, la construction d’une scène avec en dessous des sanitaires et une loge d’artistes, construction d’une nouvelle salle avec gradins, et des bureaux en mezzanine sur le café.
Un travail d’équipe avec les entreprises, avec les ineffables problèmes de matériel, de livraisons, où les dates sont immanquablement décidées directement par Dieu lui-même. Alors, il faut accepter le temps et les efforts déployés, accepter les étapes décidées à plusieurs, le chemin pour trouver le consensus… En fait, simplement donner du temps au temps lui-même, avec le principe même de la négociation : offrir un temps convenable à son partenaire pour se mettre d’accord.
C’est le temps des consultations des entreprises, avec le plaisir de rencontrer nombre d’entreprises recommandées par, tout à coup, un grand nombre de bonnes volontés, visiter les chantiers, parler et faire connaissance, dans des cultures où l’on ne dit jamais non, essayer de sentir les compétences derrière la réponse immuable à la question sur leur spécialité : notre entreprise sait tout faire ! On est là pour vous aider. Alors commencent les prises de rendez-vous. J’arrive lundi, vous êtes disponible à 14h ? Oui, c’est parfait. Appelez-moi quand vous êtes arrivé pour caler l’heure exacte !…
Le chantier démarre. On ne dira jamais assez l’importance du croquis dans la relation architecte / entreprises. Il y a dans le dessin le rôle même du concepteur, et le réalisateur fera tout pour y arriver. Moins c’est clair, plus l’entreprise sera prudente, craindra le malentendu et le risque associé de devoir recommencer un élément construit. J’ai adoré dessiner sur des murs avec un charpentier avec le crayon fiché dans le turban en Afghanistan, seul langage possible. Au Maroc où chacun parle deux ou trois langues, le risque de malentendu demeure malgré le fait de parler la même langue. Alors on apprend aussi à parvenir au résultat en plusieurs étapes intermédiaires, avec la science de l’enduit de finition.
C’est toujours un plaisir immense de travailler avec les différentes corporations des artisans, les maçons, les menuisiers, les forgerons, les électriciens, les plombiers, les couvreurs, les peintres, les tapissiers. J’aime évoquer ce plaisir avec mes étudiants de l’école de la Villette, que nous emmenons chaque année à Dakar jusqu’à présent, à Abidjan bientôt, pour rencontrer leurs homologues étudiants lors d’un workshop.
C’est le deuxième grand plaisir de ce métier, de voir les frontières mentales se dissoudre en quelques minutes lorsque les étudiants des deux pays se rencontrent. Dix minutes suffisent pour les sourires et les poignées de mains. L’architecture est l’occasion formidable de travailler au-delà des cultures, avec les cultures elles-mêmes, de devenir multiculturel. Le métissage n’est pas une faiblesse, c’est au contraire un accroissement de connaissances.
A Tanger, le cinéma a ouvert en 2006. Ce fut une fête, le public a beaucoup aimé, mais c’était souvent un public ayant connu le cinéma d’avant dans cette ville où séjournent nombre d’écrivains et d’artistes expatriés, un public étranger. Il faut conquérir un nouveau public, la génération suivante qui n’a pas l’habitude d’aller au cinéma. Il faut attirer, montrer des films en rapport avec la culture, l’actualité, les tendances, organiser des avant-premières, des rencontres.
Le café, lumineux et ouvert sur la place, avec une belle terrasse en belvédère, a assuré cet appel. On aimerait certes que le public aille autant dans la salle de cinéma que dans le café, autant que les selfies faits devant le cinéma devenu étape de la ville dans le Guide du Routard. Mais le public aime son cinéma et les équipes de films aiment Tanger. Scorcese, Almodovar, Jarmush, qui y ont tourné, louent la nouvelle petite salle pour visionner les prises de vues de la journée, avec le deal de faire un MasterClass au public.
Un cinéma, c’est aussi une tribune, une scène. Des années plus tard, concerts et ateliers s’insèrent entre les séances. Prochainement des cycles sur les cinémas allemands et coréens, un hommage à Jean-Louis Trintignant, un ciné-club Qisas, Voyage à Tokyo… Ce cinéma est un vrai vaisseau spatial.
La Cinémathèque de Tanger a été citée parmi les 100 lieux qui font bouger le monde, avec d’ailleurs le premier projet de l’agence, le centre contemporain Le Plateau devenu le FRAC Île-de-France, livré il y a tout juste vingt ans. Si l’architecture est loin d’assurer la vie même du lieu, c’est surtout partager la création de ces lieux qui forme le plus plaisant de la pratique du métier : créer des lieux où les gens aiment être ensemble.
Jean-Marc Lalo
Tanger, novembre 2022
En savoir plus sur la cinémathèque de Tanger.
* Lire notre article A Kaboul, l’Ariana, ce n’est pas du cinéma