Alors qu’étaient dévoilés le 29 janvier 2020 par le ministère de la Culture les noms des lauréats de l’édition 2020 des Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP), la Cité de l’Architecture et du Patrimoine leur a dédié une exposition*. Un aperçu du futur de la profession : masculin et corseté ?
Le 14 janvier 2020, un jury constitué d’une quinzaine de sachants a désigné quinze agences d’architectes et quatre ateliers de paysage. Les paysagistes affichent une parité parfaite, eu égard à leur moindre représentation : trois hommes et quatre femmes. En revanche, sur vingt-cinq noms d’architectes nommés, Léa et Camille resteront les deux seules vaillantes représentantes de la gent féminine de ce concours pourtant placé sous la présidence du ministère de la Culture.
En 2021, et considérant avec un peu de recul ce qui se dit, se réfléchit et s’expérimente ailleurs… un tel constat est de prime abord fort peu enthousiasmant et un chouïa décevant. Voire surprenant au regard d’un jury constitué cette année aux deux tiers de femmes.
Voyons un premier argument, évident dans un monde davantage sociétaire que communautaire. Ce sont donc les projets qui auraient été jugés et non pas l’architecte (neutralité de genre) qui l’aurait conçu. D’aucuns pourraient en ce cas, en effet, alors imaginer un palmarès inverse avec 95% de femmes lauréates. Autrement dit, ce ne serait pas un sujet !
De fait, un tel résultat s’est présenté en 2021 avec le prix des meilleurs diplômes de la Maison de l’architecture en Île-de-France qui a récompensé seize jeunes architectes femmes et trois hommes. Ce palmarès, fût-il exemplaire, n’aura cependant pas soulevé tant de louanges paritaires. Eu égard peut-être au statut du concours, des architectes à peine sortis de l’école intéressent bien moins que de jeunes architectes confirmés qui jouent déjà dans la cour des grands. Pourtant, aux Césars et à Cannes, les jeunes pousses sont récompensées avec bien plus de ferveur.
Puisqu’il est ici question de chiffres, le palmarès du prix des diplômes de la Maison de l’architecture semble bien plus ancré dans le réel, dans lequel bien plus d’architectes au chromosome XX sortent diplômées en 2021. Une autre question se pose alors : où sont-elles ces femmes diplômées ? Car, si 2020 s’est révélée être une année trou-noir dans bien des domaines, les filles plus nombreuses dans les écoles d’architecture, cela ne date pas de janvier dernier. Il y a plus de dix ans que l’équilibre s’est inversé dans les écoles. Pile-poil la cible des AJAP non ?
Ce qui titille dans le palmarès des AJAP 2020 est moins le sexe des lauréats que ce que le palmarès raconte. Bien sûr, d’aucuns seront d’accord pour affirmer les limites du tout-paritaire et que vouloir à tout prix du 50/50 peut s’avérer contre-productif concernant la sous-représentation féminine dans ce métier historiquement masculin. Cependant, il demeure que les femmes s’inscrivent moins à l’Ordre des architectes, sont largement sous-représentées dans les directions des agences, quand bien même elles sont légion à gratter à pas cher dans les ateliers.
Il est surtout regrettable que ce palmarès décrédibilise davantage le sens même des AJAP, censés représenter la jeune génération et l’avenir de la profession. Cela étant, ce n’est pas parce qu’un métier se féminise que les femmes sont davantage reconnues. Il n’y a qu’à regarder les grands noms de la gastronomie ou de la haute-couture. Les prix, mais aussi les conférences où là encore les hommes sont plus largement plébiscités, devraient aussi donner davantage de visibilité aux femmes de l’art. Force est de constater que très peu d’entre-elles, qui peuvent se compter sur les doigts, parviennent à s’imposer comme modèle de réussite pour les jeunes femmes de la génération suivante.
Compter sur la parité des jurys ou d’hypothétiques discriminations – même positive une discrimination en reste une – ne fera jamais avancer le système dans la mesure où les femmes ne sont pas nécessairement vouées à voter pour une femme. Les femmes sont rares car elles sont aussi moins promptes à se rendre visibles ou à accaparer l’attention et la visibilité qu’un homme. D’autant que, comme en politique, combien de fois seront soulignés le look d’une Manuelle Gautrand ou le maquillage d’Odile Decq quand rien ne sera jamais écrit sur les chaussures ou de vestes des hommes. Il y aurait pourtant à dire sur leur accoutrement !
En reconnaissant la féminisation de la profession, les jurys reconnaîtraient son évolution, avec sa part d’inconnu. Le processus est probablement inconscient de la part des hommes et chacun votera toujours avec plus d’allant pour ce qu’il connaît déjà. D’ailleurs, la galerie de portrait des lauréats des AJAP parle volumes : quelle collection d’hommes blancs, habillés en noir, les mains dans les poches, prenant la pause d’une façon presque désinvolte mais surtout parfaitement caricaturale. Si les femmes en sont absentes, ces portraits montrent aussi l’inexistence d’une mixité de culture au sein de la profession.
Ce qui est à craindre derrière l’uniforme faussement élitiste des concepteurs, dont les AJAP ne constituent qu’une infime partie simplement révélatrice, est aussi le formatage de la pensée des nouvelles générations, davantage intéressées par le paraître et la façade que par la pensée et la conception. En refusant le noir de travail, les hommes de l’art existeraient-ils toujours ? Sans doute car les jeunes projets récompensés au travers du palmarès ne manquent déjà pas de caractère.
De la féminisation à l’uniforme, le palmarès des AJAP interroge donc sur l’héritage de la profession d’architecte, sa structuration, son fonctionnement et sur l’image inconsciente et collective qu’elle projette. D’une certaine façon, il nous permet d’appréhender un peu pourquoi les femmes (jeunes et moins jeunes) ont toujours autant de mal à percer dans un milieu toujours aussi corseté de codes et de normes.
Alice Delaleu
AJAP 2020 : les architectes lauréats
* A la Cité (Paris) – Albums des jeunes architectes et paysagistes 2020 (jusqu’au 14 novembre 2021)
A6A : Roberto De Una, Michel Hardoin et Antoine Ragonneau / Bordeaux
Atelier Boteko : Léa Casteigt / Paris
Atelier Senzu : David Dottelonde et Wandrille Marchais / Paris
Bien Urbain : Jérôme Stablon / Paris
Cros & Leclercq Architectes : Benjamin Cros et Rémi Leclercq / Toulouse
Delalande Tabourin : Nicolas Delalande et Sébastien Tabourin / Paris
Forall Studio : Hugo Crespy / Paris
Julien Gougeat / Paris
Gramme : Romain Freychet / Paris
Lucas Jollivet / Lyon
Lis & Daneau Architectes : François Lis et Clément Daneau / Grenoble
Moonwalklocal : Lucas Geoffriau, Etienne Henry et Camille Ricard / Bordeaux
Oyapock architectes : Adrien Mondine / Paris
Recita Architecture : Christophe Desvignes et Julien Pigeon / Lyon
Sapiens Architectes : Yann Legouis et Baptiste Manet / Paris
AJAP 2020 : Les paysagistes lauréats
Altitude 35 : Benoît Barnoud et Clara Loukkal / Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
Atelier du Sillon : Nicolas Besse et Pauline Gillet / Molières (Dordogne)
Atelier L Paysage : Florine Lacroix / Vinezac (Saône-et-Loire)
Lema Paysage : Giulia Pignocchi et Julien Truglas / Lille
Le Jury AJAP 2020
Présidé par la ministre de la Culture, représentée par : Aurélie Cousi, directrice de l’architecture, adjointe au directeur général des patrimoines et de l’architecture.
Les présidents associés : Jacqueline Osty, paysagiste, Grand Prix national du paysage 2018 et Grand Prix national de l’urbanisme 2020, co-présidente pour les paysagistes, et Pierre-Louis Faloci, architecte, Grand Prix national de l’architecture 2019, co-président pour les architectes
Les membres :
Sylvie ADIGARD, journaliste, Télématin
Denis DESSUS, Président du Conseil national de l’Ordre des Architectes (CNOA), représenté par Roland MARQUES, conseiller national
Stéphanie DUPUY-LYON, Directrice générale de l’Aménagement, du logement et de la nature (DGALN), ministère de la Transition écologique, représentée par Anne VIGNE, directrice du programme « Réinventons nos cœurs de ville » au Plan urbanisme construction architecture (PUCA)
Elise GIORDANO, architecte, AJAP 2018
Jérôme GOZE, Président-directeur général de La Fabrique de Bordeaux Métropole
Léa HOMMAGE, paysagiste, AJAP 2018
Anne-Sophie KEHR, Présidente du Réseau des maisons de l’architecture
Marie-Christine LABOURDETTE, Présidente de la Cité de l’architecture et du patrimoine
Jean-Baptiste MINNAERT, Directeur du Centre André Chastel, laboratoire de recherche en histoire de l’art
Alfred PETER, paysagiste
Nathalie REGNIER-KAGAN, architecte, professeure à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine
Laurent ROTURIER, Directeur régional des affaires culturelles d’Ile-de-France
Joanne VAJDA, architecte, professeure à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais