Dans un dîner en ville avec des architectes, les sujets sont l’architecture, les architectes et, dorénavant, ChatGPT. Evolution ? Révolution ? Faut-il avoir peur ?
Le Conseil National de l’Ordre a lancé une enquête pour envisager l’avenir de la profession. Il est aisé de comprendre l’urgence et la pertinence de la démarche, l’enjeu étant la survie de l’architecture, et celle des architectes par la même occasion. Le danger est bien réel, celui de voir les architectes dessaisis de l’architecture : qui définira « la ligne », le dogme de l’architecture ou des architectures ?
A l’instar de la littérature, il se pourrait qu’il y ait autant de définitions de l’architecture que d’architectes. Depuis cinquante ans, le métier et les prestations fournies par les architectes n’ont cessé d’évoluer. Cette fois, il ne s’agit plus d’une évolution mais d’une révolution. Voilà de quoi alimenter les conversations, surtout si l’on souhaite éviter les sujets délicats, comme celui de prendre le risque de parler d’architecture.
Dans la profession, la peur est réelle, sans les mots pour dire ce que ChatGPT représente ni ce qui provoque cette appréhension. L’architecture aurait pu sembler protégée par son « utilité publique », mais ce n’est qu’une apparence car la notion de culture a quitté les écoles. La culture n’intéresse pas les commanditaires et encore moins les entreprises de BTP qui ont d’autres préoccupations. Ainsi va le monde, il faut coûte que coûte « être moderne », l’urgence est de construire en bois, en matériaux biosourcés ou géo-sourcés, il faut faire en sorte que l’économie circulaire reste au centre de la conception.
La question de la conception, celle de l’ajustement de la « démarche architecturale avec les nouvelles conditions de production » n’est cependant pas interrogée. A croire que l’architecture est d’une telle évidence, une notion tellement entendue qu’il est inutile d’en parler. C’est l’affaire des architectes, eux savent, ils ont compris que plus c’est simple mieux c’est. Plus ce sera frugal, minimal, mieux ils communiqueront, alors à quoi bon se compliquer la vie.
Que pensez-vous de ChatGPT ?
Si l’on pose la question à quelqu’un qui n’est pas architecte, la réponse va participer à l’atmosphère ambiante de méfiance ou de crainte : « c’est formidable, mais c’est tout aussi inquiétant ! ». Tout le monde a entendu parler des copies, des thèses, des questions posées à ChatGPT et des réponses pertinentes apportées par l’algorithme. C’est fascinant et l’exemple donné sur l’invention de nouvelles fables de La Fontaine est révélateur. Pour obtenir un résultat, il a suffi de nourrir l’algorithme de toutes les fables existantes et de proposer un couple d’animaux (il en reste encore pas mal). Le résultat a été, au dire des critiques, un peu plat avec un manque d’originalité et de poésie. Gageons que la prochaine fois le résultat sera surprenant si sont choisis « le Lapin et la Couleuvre » !
Alors les Architectes, qu’en pensez-vous ?
De mon côté, j’ai aussi voulu dialoguer avec ChatGPT, l’expérience a été plutôt déconcertante. A l’instar des fables, j’ai commencé par créer un corpus afin d’assurer ma part de modernité, ma représentation de la post modernité, celle qui fait une place à la nature, à la ville, aux contextes, aux matériaux, à l’orientation… Je me demandais alors si la post modernité avait réellement existé ? Ce moment en mouvement qui, depuis cinquante ans, ne cesse de bousculer sans se renouveler, une modernité surannée, désincarnée, soumise au tout-technique, aujourd’hui à l’heure du bilan.
Je démarre donc mon dialogue avec ChatGPT, je lui demande s’il connait le Scarabée de Roanne, espace événementiel que j’ai conçu en 2008 et qui ne désemplit pas. La réponse de ChatGPT est instantanée : « le Scarabée de Roanne est un équipement remarquable, il est plurifonctionnel, il permet d‘organiser des spectacles, des rencontres sportives et des foires expositions. Son originalité tient notamment dans sa carapace dorée qui en fait une architecture singulière. Sa conception bioclimatique est originale. En outre il est remarquable par la fluidité de son fonctionnement qui en fait un outil très apprécié… »
La suite est moins drôle : « Il a été conçu par un célèbre architecte français né à Casablanca, en 1955, Rudy Ricciotti ». Je ris jaune.
Déception, mais la correction est possible, ChatGPT s’excuse. Je réitère donc ma question sur le nom de l’architecte qui a conçu le bâtiment mais la réponse est à nouveau erronée, j’obtiens Francis Soler puis d’autres confrères, et chaque fois ChatGPT s’excuse et promet de ne plus se tromper, j’en doute !
Première leçon à retenir, prudence ! : ne pas prendre toutes les réponses et les promesses pour argent comptant. Et, réflexion faite, j’aurais préféré Alvar Aalto ou Hans Scharoun comme réponse, mon plaisir n’en aurait été que plus grand.
J’interroge à nouveau ChatGPT sur une création, la conception d’une entrée de ville et deux tours de cent cinquante mètres de haut. Je rajoute que les tours doivent être bioclimatiques et que l’orientation doit être prise en considération pour jouer du noir et du blanc.
Le plus déroutant est la vitesse à laquelle les propositions arrivent : pas d’indécision, pas d’hésitation, pas de doute, pas d’incertitude, il n’y a plus qu’à choisir ! Cela va faire le bonheur de beaucoup de monde.
Mais ce qui est tout aussi déconcertant est la banalité des propositions. J’avais pourtant précisé le contexte, la présence d’une avenue, la proximité d’un parc. Quelque chose manquait, mais quoi ? Peut-être cette part d’inspiration, cette dimension métaphorique qui est le socle d’un style, ce qui reste quand on a tout oublié !
Alors, je relance l’énoncé : « Pourriez-vous me proposer l’évocation de deux orques surgissant de l’océan, avec cette belle énergie animale bicolore ». La réponse, toujours aussi rapide, donne des images élégantes. L’élan est là mais tout est à faire, le dialogue avec la machine doit commencer.
Après cet intermède de vérification, mon expérience est diversement interprétable, pas toujours fiable mais l’outil est là. J’abandonne momentanément l’idée de corpus qui ne semble pas être le bon chemin. Je pensais que pour produire des « projets à la manière » de l’art nouveau, l’art déco, l’art moderne, l’art post- moderne, du high-tech déconstructiviste… il fallait d’abord constituer un corpus, une culture. J’entrevoyais alors l’effet que l’utilisation de cet outil pourrait avoir sur l’enseignement de l’architecture, sur l’enseignement du projet. J’ai surtout récolté des images d’une qualité que je n’aurais jamais imaginée et des bâtiments inventés de toute pièce.
Pas de style !
Il s’agit là de quelques prolégomènes,* avant d’entrer dans l’arène de l’I.A.
On entrevoit bien le danger pour ceux qui pensent l’architecture de façon monolithique et refusent la différence, l’adaptation locale. J’ai toujours pensé qu’un projet était un énoncé, une conduite, une histoire nourrie d’intentions et d’attentions à la ville, à la planète.
Pour moi, le débat est capital pour l’avenir d’une architecture qui, aujourd’hui, n’ose pas choisir sa voie ni assumer un héritage, un avenir post-moderne.
Se poser la question du corpus est d’une telle évidence que j’ai du mal à comprendre pourquoi la modernité s’est mutilée en s’inféodant à la seule vérité technique, à la maxime qui veut que la forme suive la fonction.
Mon interrogation tient à une seule chose : soit l’I.A. va se substituer à l’architecte et saura répondre à toutes les attentes en matière de conception, soit les architectes pourront encore apporter quelque chose, ce que je crois, mais que vont-ils apporter ?
Ce quelque chose, c’est cette sensibilité qui change tout. Nous sommes sur cette crête, l’alternative c’est choisir entre la vie ou le suicide. Pour ma part, j’ai choisi la vie, je pense que le style existe et je veux comprendre ce que sera la vérité de demain.
Mon intuition se confirme : un projet se décrit, se prescrit avant de se dessiner. Les calques qui, auparavant, se superposaient à la recherche d’on ne sait quoi, c’est fini ! Mais les revues d’architecture qui inondent, page après page, des modèles à suivre, c’est tout aussi terminé. C’est l’affolement dans le petit monde de l’architecture : D’où viendra le dogme ? Que faire de la pensée relativiste, de l’interchangeabilité professionnelle ? Le débat peut enfin reprendre.
Bouleversement ou révolution ?
Après la révolution numérique, l’I.A. est là. Après le dessin, l’image et la maquette 3D, l’I.A. s’annonce comme une révolution au sens étymologique.
En mai 68, l’une des revendications de l’école des Beaux-Arts était le programme. Il nous semblait inacceptable de répondre sur un programme qui tenait sur deux feuillets et de ne pas connaître davantage la réalité d’une situation. L’architecture était trop autonome, peu contingente des réalités économiques, culturelles ou climatiques. Depuis, la programmation est née mais elle s’est éloignée de l’architecture. Elle a permis la conception/réalisation et a probablement rendu un certain nombre de services mais elle a oublié l’architecture au profit du seul fonctionnement.
Ce qui pourrait se profiler est une revalorisation de la « prescription architecturale »
Elle donnerait une autre dimension à la construction, à l’économie circulaire, aux économies d’énergie, aux matériaux biosourcés, à la construction en bois, en acier, en béton bas carbone… C’est toute l’ambition du partage de la co-construction qui se profile, celle de l’inscription symbolique du client, du promoteur, du prince. Une modernité inclusive, et non exclusive, un rêve éveillé.
En un mot l’architecture se commande, mais s’il n’y a plus de Prince pour prescrire, ce sera du ressort de l’architecte. C’est déjà un peu le cas mais, cette fois, l’architecte va dialoguer avec ChatGPT, ce sera sa nouvelle compétence, une façon de jouer avec cette nouvelle forme de programmation, globale et cultivée. L’architecte sera, à nouveau, celui qui prescrit, conçoit, fait de l’architecture, celle qui ravit nos sens par la surprise, le plaisir, l’émotion et le sens.
Inutile d’avoir peur, l’architecture vivra !
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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* Prolégomènes : Longue introduction présentant les notions nécessaires à la compréhension de l’ouvrage. 2. Ensemble des notions préliminaires à une science : Prolégomènes à la linguistique. (Larousse)