Ces dernières années, plusieurs articles de presse ont évoqué les conditions d’étude en écoles d’architecture avec à chaque fois pour sujet fantasmé : la charrette. Le dernier du genre (Libération 3/05/22*) m’invite aujourd’hui à relever quelques réflexions et propos entendus en école d’architecture et ailleurs. Journal d’une jeune architecte.
Aujourd’hui jeune professionnelle, étudiante il n’y a pas si longtemps encore, avec un pied du côté de l’enseignement, à la lecture d’un tel article, entre les faits et les arguments, ma tête et mon cœur balancent.
« La charrette » encore et encore
En parlant avec Daphnée, étudiante en école d’architecture, je comprends dans sa voix que le sujet est compliqué. Elle me dit que beaucoup d’étudiants sont « révoltés » par la façon dont est organisé l’enseignement. J’essaye de comprendre : qu’est-ce que qui énerve exactement ? « L’esprit de la charrette », encore lui ! On ne s’en sort pas…
Un article de Chroniques, daté de 2019,** expliquait déjà les origines de la charrette et pourquoi des étudiants en architecture sont vent debout. Pourquoi cela fait-il plus débat qu’avant ? Pourquoi les étudiants d’aujourd’hui tapent-ils du poing sur la table ? Et moi, aurais-je tapé du poing sur la table si, à quelques années d’écart, j’avais osé ? À qui la faute ? Y a-t-il des failles dans notre enseignement de l’architecture ?
Un monde qui change : des jeunes qui s’opposent et s’engagent
Concrètement, il est souvent compris que les architectes « travaillent dur » (et sont « charrette »). Par conséquent, tout contre-pied à cette façon de travailler serait révélateur d’une mauvaise compréhension du monde de l’architecture d’aujourd’hui. Effectivement, nous travaillons dur à l’agence et j’avoue que parfois les nuits sont courtes mais ce qui m’intrigue est que la plupart des personnes qui tiennent ce discours sont plutôt plus âgées que moi.
Pour grossir le trait, ces anciens expliquent que « cette opposition reflète la fainéantise évidente d’une génération qui ne veut plus travailler… », ce qui fait un peu vieille rengaine. Toutes les époques ne sont-elles pas bercées des mêmes réflexions d’anciens, le fouet à la main, prêts à punir les petits jeunes utopistes qui n’ont rien compris au monde qui les attend ? Il demeure : qui ne rêverait pas d’un monde sans travail pénible après tout ?
En parlant avec Lisa, une jeune diplômée, je comprends que, pour elle, le problème est ailleurs ! « Le travail en soi, nous sommes prêts à nous y confronter et les nuits sans dormir aussi si besoin, l’ennemi c’est l’angoisse ». Selon elle, cette angoisse naît de causes multiples : une vision fataliste de l’avenir et, aussi, ce que transmettent certains professeurs…
À l’heure d’un monde moderne qui semble multiplier les pressions de toute sorte, cette génération s’élève pour dire : « ça suffit la terreur climatique », « ça suffit le sexisme », « ça suffit les anciennes règles », « on vous emmerde, rebattons les cartes ! » Ces jeunes gens sont forts et savent ce qu’ils veulent. Ils sont en même temps, comme nous tous, fragiles de multiples dualités.
Cette angoisse naît-elle d’un changement d’époque, d’un gap qui s’est ouvert entre des jeunes qui veulent mieux travailler, et non moins, et leurs pères qui souhaitent bien faire, à leur façon, en les préparant au dur monde du travail qu’ils ont eux-mêmes connu ?
S’émanciper pour créer
Que faire pour reconnecter ces deux façons de penser ? Sont-elles finalement si opposées ?
Julie, étudiante en quatrième année, raconte au détour d’une conversation qu’elle « aimerait être plus proche de ses professeurs ». « Je ne sais pas, parfois ils me font presque peur », dit-elle. Elle rit puis enchaîne « mais j’ai énormément appris avec eux ! ». De prime abord, j’ai trouvé ces mots durs : a-t-elle dit le mot ‘peur’ en mesurant sa parole ?
Il se trouve que je connais sûrement les professeurs dont elle parle, que je les ai rencontrés en tant qu’élève et aujourd’hui en tant que confrères. Ce sont des enseignants géniaux, passionnés, emplis de connaissances que je regarde aujourd’hui avec beaucoup d’admiration… Mais que pensais-je d’eux il y a quelques années ?
J’essaye de sortir de ma position actuelle et je me souviens que je ne me sentais pas non plus proche d’eux lorsque j’étais étudiante ; ce n’était pas le propos ! J’ai dû devenir architecte, faire ma propre route et m’émanciper de l’enseignement reçu pour comprendre tout l’intérêt de ce qui m’a été transmis.
Dans cette position d’entre deux, je me rends compte que, en lui exposant mes propres questionnements, j’arrive à ce que Julie se projette dans la peau d’un enseignant : un étudiant en architecture donne beaucoup mais l’enseignant aussi ; dit-on assez aux étudiants comment c’est dur de devenir enseignant, comme il est chronophage d’organiser un semestre, d’écrire ses notes pédagogiques, de trouver des sites, de faire des retours écrits, de prendre le temps supplémentaire pour les élèves qui en ont besoin, de participer à la vie enseignante, de dépasser de loin ses heures de travail, de se battre pour ses idées pédagogiques, etc. ?
Quelles pistes ouvrir pour un modèle d’enseignement horizontal dans lequel étudiants et professeurs seraient plus proches : ouverture de poste pour les jeunes afin de créer un corps enseignant représentatif de toutes les générations ? Être plus transparent sur l’intérêt des exercices pédagogiques ? Être plus clair sur les compétences à acquérir et pourquoi elles existent ? Créer des moments d’écoute plus récurrents ? Imaginer des enseignants-architectes réellement formés à la pédagogie et la transmission ?
Dompter ses peurs
À l’agence, nous nous questionnons. Lisa explique s’il est vrai, parfois, que si les études d’architecture sont plus dures psychologiquement que d’autres formations, c’est peut-être « parce que l’on a du mal à dissocier le projet de qui l’on est en tant que personne ».
Intéressant… J’avais oublié ce sentiment de tout donner dans une seule et unique production architecturale avec en toile de fond l’impression de fusionner, de mettre de soi comme jamais dans un projet.
Si ces études sont plus mobilisatrices de l’estime de soi que des études de médecine ou d’ingénieur, serait-ce puisqu’il faut aux étudiants en architecture être capable d’accepter le regard de l’autre sur une production qui vient de soi ? Mais c’est le cas partout dans le monde de l’architecture ! Lorsqu’un professeur commente un projet, il ne corrige pas l’étudiant en tant que personne mais le système spatial qu’il met en œuvre.
Lorsque j’étais étudiante, une professeure nous expliquait que « faire un projet nécessite de donner de soi, de se révéler, de se dévoiler et même parfois de se transformer ». Peu importe les enseignants, ce processus est difficile, douloureux et, surtout, vécu différemment par chacun.
Ajoutez à cela le fait de prendre la parole devant ses enseignants et ses camarades, la trouille ! Or l’oral est particulièrement important dans notre métier et peut-être ne l’apprend-on pas assez d’ailleurs. Présenter chaque semaine son projet avec pragmatisme et passion tout en traduisant des intentions architecturales demande du courage… beaucoup de courage.
Quand j’y réfléchis, je me dis que nous avons finalement dû être bien formés à ce sujet car si présenter mon travail à l’école effectivement me coûtait, c’est aujourd’hui beaucoup moins le cas. Des projets il y en a de nombreux et, petit à petit, à force de faire, nous apprenons à dissocier notre production de nous-mêmes, à savoir incarner les idées que nous impulsons dans un projet et convaincre tout un jury d’y croire avec nous. Si cela ne marche pas bien, évidemment que la déception semble cruelle mais le projet suivant à nouveau susciter de nouvelles idées et potentialités…
Alors je m’interroge : n’y a-t-il pas une déconnexion entre l’étudiant, qui souhaite bien faire et est en recherche d’une identité architecturale, et l’architecte-professeur qui à lui conscience qu’un projet reste une production parmi d’autres et à peut-être un peu oublié qu’il fallait souligner que les ratés font partie du parcours d’apprentissage !
Un enseignant ni psychologue ni ami
Finalement en relisant tous les articles de « la grande presse » sur cette thématique, Les Echos, Le Monde, Le Figaro, etc. je suis horrifié de me rendre compte que le débat n’existe que dans la quête d’un « à qui la faute ? ».
Montrant du doigt successivement, une université, des professeurs, des étudiants, etc. Comment ceux-là pourraient-ils être coupables d’un fonctionnement global de la profession ? D’un drastique changement générationnel de pensée ?
Depuis deux ans, le corps enseignant de ENSA Paris Val-de-Seine (ENSAPVS) multiplie les mails et initiatives pour que les professeurs soient plus attentifs que jamais à leurs étudiants, pour créer des discussions, inciter à parler de leurs vies personnelles, etc.
Une réaction nécessaire face à l’horreur d’un suicide mais, concrètement, il faut distinguer une solution d’urgence d’une réponse sur le fond. Les enseignants en architecture ne sont pas formés pour détecter la détresse psychologique d’un étudiant, devraient-ils être coupables de n’avoir pas trouvé les mots face à la détresse d’un de leurs élèves ?
Suite à ces démarches à l’ENSAPVS, une des élèves de Soraya, mon associée, lui a expliqué vivre une période compliquée, qu’elle venait de rompre avec son compagnon et qu’elle ne pourrait rendre son travail à temps… Pourquoi pas ? Il est intéressant sans doute que la parole s’ouvre afin de pouvoir s’adapter et imaginer un report d’échéance par exemple. Le problème cependant vient du fait que ce qu’attendait cette étudiante était plus que ce que pouvaient lui donner ses professeurs. Elle voulait un accompagnement, or les enseignants en architecture ne peuvent pas être confondus avec des psychologues. Connaissent-ils même les institutions vers où diriger les étudiants ayant besoin de soutien ? Comment distinguer une vraie difficulté d’une excuse ? En attendant, le travail n’a pas été effectué
Une détresse psychologique chez certains jeunes existe, doit-on pour autant adapter l’enseignement ? Ce serait folie ! Peut-être alors créer un accompagnement parallèle… Je n’ai pas la vérité. En tout état de cause, la réflexion qui s’impose doit se tenir loin d’un monde fait uniquement de contrastes blanc ou noir.
Estelle Poisson
Architecte – Constellations Studio
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* Suicide en école d’architecture : « On nous poussait à bout psychologiquement et physiquement » Libération, 3 mai 2022** Lire notre l’article Les pleurs de l’apprenti(e) architecte, détresse nationale ?