Le 16 janvier 2018 le magazine d’a et la MAF, société d’assurances des architectes, recevaient leurs hôtes au siège historique de LCL, ex Crédit Lyonnais, boulevard des Italiens à Paris, dans le quartier des banques. Ce qui en l’occurrence, à l’occasion de célébrer le classement des 400 plus importantes agences d’architecture française en CHIFFRE D’AFFAIRES, semblait parfaitement approprié.
Ce quartier parisien était aussi celui des grands médias nationaux, l’AFP (Agence France Presse) côtoyant encore, place de la Bourse, l’AMF (Autorité des Marchés Financiers). Les médias et les banques ont donc toujours fait bon ménage et il est sans doute tout à fait légitime pour un magazine d’architecture d’imaginer l’avenir en passant par la banque et de chercher de nouvelles sources de financement. La pub des agences dans le hors-série du magazine édité à cette occasion en témoigne. (Nous pouvons d’ailleurs à Chroniques faire la même chose si ça intéresse quelqu’un. NdD)
Le symbole n’en est pas moins ambigu car il donne à penser que la construction, l’architecture, tout ça, ne serait qu’un vaste Monopoly. C’est en tout cas une bonne façon de rappeler aux invités que la soirée de ce soir est ‘strictly business’ et que le seul critère retenu pour le classement qui va être dévoilé est «exclusivement celui de la santé financière des agences et en aucun cas celui de la qualité architecturale». EXCLUSIVEMENT.
Ca va mieux en le répétant comme une antienne : pour les mal-entendants, il s’agit bien du classement des 400 (400 ? Nous allons y revenir) agences d’architecture par CHIFFRE D’AFFAIRES. Ce n’est pas un jugement, pas une piste, pas une indication, alors c’est entendu cela N’A RIEN A VOIR AVEC LA QUALITE, c’est juste le CHIFFRE D’AFFAIRES.
Sachant cependant que le CHIFFRE D’AFFAIRES n’est pas forcément le meilleur indicateur de «la santé financière» d’une entreprise, demandez à EDF… Passons.
Un classement, très bien, pourquoi pas. Mais quelle en est donc sa finalité ?
Avant de répondre à cette question, quelques remarques sur le classement lui-même.
Il s’agit de la troisième édition de ‘l’annuel C.A. de d’a’, mais déjà de la sixième du magazine américain Gensler, lequel publie depuis six ans, à peu près à la même date début janvier, la liste des 300 plus grosses agences d’architecture américaines en CHIFFRE D’AFFAIRES.
C’est dire d’où vient l’inspiration. Sauf que ce qui a du sens outre-atlantique, dans une culture qui n’a pas de complexe vis-à-vis de l’argent (en avoir ou pas), en a beaucoup moins, de sens, vu d’ici.
Le magazine prend soin de préciser que toutes les agences n’ont pas souhaité répondre à ses sollicitations, ce qui rend ce classement un peu flou. L’agence aujourd’hui 33ème (François Leclercq) est peut-être 48ème, qui sait ? Quand l’agence classée 53ème (Les Ateliers 4+) pense avoir gagné une place au classement, elle en a peut-être perdu 10 ou gagné 15.
Il n’y a que dans la boxe professionnelle, et encore seulement chez les poids lourds, où les aficionados ont à faire avec des classements aussi obscurs.
Au moins, 400 agences, cela doit être un nouveau record. Si le ‘business model’ s’avère fructueux, 500 l’année prochaine ? Et dans dix ans, 30 000 ? De fait, les agences, même si elles s’en défendent, guettent désormais leur position, comme des coureurs dans un peloton : gagner une place et les associés sont contents, en perdre une et ils sont déçus. Ce qui est d’autant plus absurde dans un classement qui manque à ce point de précision. Il s’agit donc d’un mini bottin, à peine mondain puisque les amateurs seront heureux de trouver quelques signatures parmi les 100 premières agences, ce qui en dit peut-être plus long de l’architecture en France que beaucoup de longs discours.
Pour autant, quelle est donc alors la finalité de ce tableau Excel ?
Ce n’est en tout cas pas un outil de recherche ni même apparemment de réflexion car le magazine n’offre aucune analyse de ce classement et donc aucune plus-value intellectuelle qui lui serait liée. Ce qui est dommage pour un organe de presse. Même les journalistes sportifs font preuve de plus d’imagination.
Pourquoi par exemple ne pas comparer ces résultats avec ceux d’agences étrangères ? Pour rester dans une population équivalente, quel est le CHIFFRE D’AFFAIRES des 100 premières agences allemandes ? anglaises ? italiennes ? Combien gagne la 400ème agence néerlandaise par rapport à la 398ème agence française (Behrend Ramondt) ? Voilà qui donnerait sans doute du grain à moudre aux directeurs et directrices du développement.
Tiens, pourquoi ne pas annoncer le CHIFFRE D’AFFAIRES global de Snøhetta qui a tant de projets en France ? Nous-même ne l’avons pas trouvé. Celui de BIG ? Avec des revenus annuels d’environ $60M (environ 53 M€), Bjarke Ingels Group serait deuxième du classement de d’a. Considérant que Baumschlager Eberle se classe 8ème avec un CHIFFRE D’AFFAIRES supérieur à 24 M€, si ce classement devenait celui des plus gros C.A. réalisés en France quelle que soit la nationalité de l’agence, aurions-nous des surprises ? Le 383ème (Dominique Lyon) sortirait-il du classement ?
Puisqu’il est question de gros sous, pourquoi ne pas présenter les 300 bâtiments de l’année qui ont coûté le plus cher, frais de dossier et d’avocat inclus ? La MAF, partenaire de l’évènement, doit bien disposer de ces chiffres. Et le magazine pourrait faire des ratios entre les prix annoncés et les prix livrés. Ou, puisqu’il n’est pas question de qualité, les 300 bâtiments réalisés au moindre coût, avec quels honoraires pour la maîtrise d’œuvre ? Voilà qui serait instructif et tout aussi sexy !
Mais en l’occurrence, s’il n’est bien entendu pas question de qualité, ce classement sert à quoi, sinon à flatter l’ego de quelques-uns ?
A y réfléchir, il doit bien avoir quelque vertu. Voyons, en 2017, la 25ème agence aux Etats-Unis, nommée Hammel, Green and Abrahamson (HGA) a réalisé un CHIFFRE D’AFFAIRES de 100M€, c’est-à-dire peu ou prou 50% de plus qu’AREP, première agence française !
Pour trouver aux USA une agence d’un revenu équivalent à celui d’AREP (63,5M€), piocher l’agence Architects Orange, du comté d’Orange en Californie, 70ème agence américaine en CHIFFRE D’AFFAIRES dont 0 dollar réalisé à l’étranger. Ceci juste pour avoir une bonne idée de la puissance de tir des unes et des autres. Et, pour l’anecdote, la 70ème agence française (Dietmar Feichtinger Architectes) déclare un CHIFFRE D’AFFAIRES de 5M€. La France, un pays de nains ? Merci d’a !
Bref ce classement ne sert à rien sinon à imposer de manière insidieuse une autre façon d’envisager l’architecture, un déplacement de la jauge tout à fait dans l’air du temps. Puisque ce n’est pas de qualité dont il s’agit mais de CHIFFRE D’AFFAIRES, que l’architecture fasse les frais de la finance, il est en effet tout à fait approprié que la cérémonie ait eu lieu à la banque.
Christophe Leray