Faire rentrer la nature dans la ville et faire revenir la nature dans l’architecture : deux sujets aussi proches que différents. Le signe surtout d’un moment d’intense inquiétude. Chronique d’Alain Sarfati.
C’est encore une fois l’actualité qui me fait réagir : «Le nouvel urbanisme sera agricole ou ne sera pas». Un titre provocateur qui mérite une réponse ; il y a une bonne question et une mauvaise solution. Vouloir résoudre le paradoxe de la ville, sa limite (être à l’intérieur et à l’extérieur), dans un même temps est un contresens poétique.
La mythologie nous enseigne que Remus, en osant franchir les remparts de Romulus, y a perdu la vie. François Truffaut, dans Fahrenheit 451, situe la gare dans la campagne, il ne restait plus qu’à bruler les livres. C’est peut-être ce qui a inspiré la construction de la ZAC de la Noé à Chanteloup-les-Vignes, ou celle du Val Fourré à Mantes-la-Jolie.
Est-ce là une véritable source d’inspiration que de repenser la ville dans les champs et de transformer le bien commun en «jardins partagés». Nous voulons des choses et leur contraire, d’où cette confusion qui s’installe dans les esprits. Nous passons de «mettre les villes à la campagne» à «mettre la campagne dans les villes» d’une façon qui semble innocente mais qui relève d’une méconnaissance de l’essence de la ville et s’oriente vers un projet de disparition de la ville.
L’actualité révèle une violence orientée sur les symboles de la république, j’ajouterais sur ce qui est le bien commun, le support de ce qui permet de faire société. Une violence physique et une violence verbale, insidieuse et mensongère, sous couvert de bonnes intentions. Rien à voir avec la Vraie nature de Bernadette, film de Gilles Carle dans lequel l’héroïne fuit la ville. Dans sa représentation naïve de retour à la terre, elle finit par découvrir que la vraie nature a toujours quelque chose de dérangeant et qu’il y a plusieurs natures vraies.
Faire rentrer la nature dans la ville et faire revenir la nature dans l’architecture, deux sujets aussi proches que différents. L’architecture a toujours eu un lien avec la nature tandis que la ville s’est toujours défendue de la nature, qui était à l’extérieur, exception faite de quelques jardins attachés aux palais.
Une autre ville est-elle possible ? Une autre architecture est possible ?
De façon caricaturale, le XXe siècle a produit deux modèles, la ville horizontale et la ville verticale. Dans les deux cas, la nature occupe une place singulière : d’un côté chacun son jardin, de l’autre une coulée verte, un tapis vert. Je me suis souvent exprimé sur le rôle de la nature dans la ville et sa dimension compensatoire.
L’architecture serait-elle en quête de sa vraie nature ? Quoi de plus naturel ? Mais quoi de moins naturel que les façades humides pour cultiver des algues croqueuses de CO², des plantes qui poussent trop vite ou au contraire dépérissent par manque d’eau ou de soleil. La vraie nature ne se laisse pas domestiquer au point d’entretenir une relation fusionnelle avec l’architecture. A quoi correspond ce mouvement, cette attente, de quelle nature est-elle ?
J’ai souvent mentionné que la technique, comme source d’esthétique architecturale, n’en épuisait pas l’univers des formes au prétexte d’une pseudo-vérité. La technique n’est pas la seule source d’inspiration, mais quelles en sont les autres ?
Il va falloir reconnaître une erreur, celle d’avoir aveuglement emboîté le pas de l’industrie, du tout technique, espérant ainsi nourrir l’architecture d’une vérité révélée par l’outil. Ce chemin, tout tracé, éloigne de plus en plus l’architecture de son projet, celui de créer un langage universel qui s’adresse au plus grand nombre. Faire de l’architecture le premier des arts, non parce qu’il est soutenu par des banques, mais parce qu’il est entendu, reconnu, par ceux qui y vivent.
L’architecture est une démarche nourrie par un matériau essentiel, une culture. C’est un projet, celui de faire partager un sens, de créer un lien et en cela elle est sociale par nature.
L’urgence est d’autant plus importante que l’architecture perd du terrain. Elle quitte le champ de la culture, emportée par un torrent de boue, d’images, de normes, mais surtout de certifications de tous ordres qui noient les quelques poissons qui cherchent encore à respirer. Inutile de faire l’histoire, il faut regarder l’avenir, c’est de lui dont il est question.
L’architecture était, pour Victor Hugo, «le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence». C’est toujours vrai et c’est ce dont les architectes sont le plus fiers, la qualité d’utilité publique de l’architecture. Il s’agit là d’une qualité immarcescible, trop souvent oubliée au profit de spécialités fonctionnelles, certes indispensables, mais qui servent trop souvent de cache-misère à la seule vraie spécialité qu’est l’architecture.
L’architecture ne résulte pas de BIM ou d’un quelconque logiciel, elle est une activité technique mais avant tout «causa mentale» pour citer Palladio. On n’ose plus parler d’art tant le concept est aujourd’hui dans un état de déliquescence.
La nature est partout, sur les façades, sur les terrasses, sur les balcons… Pourquoi ? Sachant qu’un bâtiment est toujours orienté, pourquoi imposer la nature sur toutes les façades sans prendre en compte l’entretien qu’elle suppose, les végétaux qui deviennent des arbustes, les effets du vent qui risque de tout arracher, les insectes et les petits rongeurs qui sont à la fête , sans compter les pollens, les allergies…. Il n’y a qu’à se promener le nez en l’air dans les villes.
La question qui s’impose est «Qu’attend le public ? Que désire-t-il ?». Comment sortir l’architecture de l’impasse dans laquelle elle se trouve ? L’hypothèse est que ce qui est attendu : c’est la nature, un retour à la nature quelle qu’elle soit. La fascination pour la technique n’est pas suffisante, la tête est dans les nuages, le navire passe de Charybde en Scylla et Ulysse fait un beau voyage…
Pour construire un projet qui soit «désir d’architecture et désir de nature», il faut être deux : l’architecte et le reste du monde. On peut avoir raison contre tout le monde ou avoir raison avec tout le monde. Aujourd’hui encore il y a ceux qui préfèrent avoir tort avec Jean-Paul Sartre plutôt que raison avec Raymond Aron. Ils préfèrent avoir tort avec Le Corbusier plutôt que raison avec Robert Mallet Stevens, George-Henri Pingusson, Frank Lloyd Wright, ou Alvar Aalto ; je laisse volontairement de côté Hector Guimard, Louis Majorelle, Victor Horta, Antoni Gaudi.
A l’évidence, il n’y a rien de nouveau depuis Cro-Magnon, la nature est présente dans les préoccupations des hommes. Les chapiteaux égyptiens en faisceaux de papyrus ou les feuilles d’acanthes des chapiteaux corinthiens attendent leurs équivalents modernes. La nature a tout d’un coup disparu de l’univers de l’architecture, elle était devenue trop décorative au goût d’Adolphe Loos (Ornement et Crime). Contre les errements décoratifs, il prônait la nudité de la vérité et le rapprochement avec le monde industriel. L’architecture en est devenue muette, il faut lui redonner la parole.
La fin du XIXe et la première décennie du XXe siècle ont vu éclore un mouvement international dans les grandes villes industrielles : Glasgow, Bruxelles, Vienne, Nancy, Paris, Barcelone, Bilbao.
L’avènement de l’objet industriel s’est substitué au «fait main» et a provoqué une inquiétude, parfois une angoisse collective. La technique envahissante, répétitive, voire «mortifère», a été palliée par des représentations de la nature qui ont humanisé la production de la machine et lui ont donné une dimension «acceptable».
Vite balayé après la grande guerre, ce courant de pensée a laissé place au rationalisme du mouvement moderne. Le projet artistique était pourtant clair : répondre à une attente sociale en introduisant, dans la production, la part de «rêve» et la dimension poétique que la machine ne pouvait donner. Il s’agissait de ce que John Naisbit appelle la dimension compensatoire. La nature a eu, dans l’imaginaire collectif de cette époque, une dimension compensatoire de l’industrie pour cette période historique.
C’est encore le cas aujourd’hui avec cette formidable attente de présence de la nature dans la ville et dans l’architecture. Une présence attendue cette fois d’une nature bien réelle, celle de la végétation, de la qualité de l’air et de l’eau. C’était déjà le cas à l’heure du mouvement Art and Kraft. Tout ceci ne peut pas laisser les urbanistes et les architectes indifférents.
Je fais donc l’hypothèse que nous vivons un moment d’intense inquiétude à laquelle l’architecture doit apporter une double réponse, celle de la stabilité, de la pérennité et celle de son adaptabilité à l’évolution. L’autre est la réponse au tout technique, au tout numérique, au tout inhumain. Cette réponse ne peut être que métaphorique, poétique et donc atmosphérique, fluide et aquatique. Ce sont d’autres formes de la nature qui constitueront la réponse aux attentes actuelles. L’urbanisme agricole ne peut pas être un cache-misère, un faux-semblant. Il faut qu’il adresse clairement l’interrogation du «flâneur parisien» qui se promène le nez en l’air et parfois la tête dans les nuages.
Je lance une invitation à regarder l’architecture différemment pour la faire sortir d’un carcan BIM mesurable, pour lui donner à nouveau une substance partageable et que l’émotion soit au rendez-vous, au même titre que le prix, la surface, l’énergie…
Je propose simplement que l’architecture renoue avec sa vraie nature, une démarche, un sens, une émotion. Si, au début du siècle précédent, l’exotisme était encore végétal, l’évasion dans une forêt vierge ne fait plus rêver quand le ciel et les océans mettent les techniques de pointe à l’épreuve des éléments. Les satellites se déploient sur mars, les anneaux tournent autour de Saturne, un monde s’ouvre que les architectes commencent à explorer en dessinant des nuages.
Le Corbusier disait, «l’architecture c’est émouvoir. Et nous avons été taxés de ‘poètes’ avec dédain». Cette fois il avait raison, et je pense que le regard exclusif sur la technique cachait la réalité d’une démarche dont Ronchamp est la plus belle expression. Plus que jamais le passage de l’architecture à la ville prend du sens, jusqu’à mettre de la ville dans l’architecture.
J’appelle le débat de mes vœux mais, lorsqu’il s’agit d’inventer la ville du futur à partir des champs, la ville par la terre, je ne peux pas m’empêcher de repenser à L’étrange défaite, de Marc Bloch, à ce que cette idéologie emportait de réactionnaire. Ici, bien sûr, toujours sous couvert de bonnes intentions.
La ligne de fuite est claire, pour ma part je crois encore qu’une ville est possible mais elle ne se fera qu’autour de valeurs communes, de relations sociales, de bien commun partagé. C’est ce qui manque le plus à l’autre ville qu’est la périphérie des centres anciens. Le retour à la terre sonne comme un appel désespéré, dangereux et désorienté, paradoxalement déraciné. C’est le rôle de l’architecture de donner des racines. Pour Christine Sourgins, «la culture par définition, est un art de l’enracinement le contraire même de l’arrachage».
La Ville est une affaire de culture, sans jeu de mots.
Alain Sarfati
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