Et si l’avenir de l’humanité passait par l’architecture vernaculaire africaine ? C’est du moins une des solutions proposées par l’anthropologue architecte togolais Sénamé Koffi Agbodjinou lors d’une conférence à la Maison de l’architecture de la ville Paca à Marseille, à l’initiative de l’ordre régional et de la Drac, le 13 octobre 2022. Ecoute attentive.
Le salut de l’humanité passera-t-il par un changement de logiciel culturel et digital ? La conférence de l’anthropologue et architecte de formation (il n’est pas diplômé) togolais, Sénamé Koffi Agbodjinou, intitulée ‘du lien et de la liane : une éthique de modèles intriqués’ pose les fondations d’une réponse à la fois utopiste, visionnaire et alarmante face à l’état de nos villes.
Passé par l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et l’ENSA Paris-La Villette, l’intellectuel a démontré non sans humour comment l’avenir des villes et de la planète allait se jouer en Afrique. La population du continent, qui croît chaque année de plus de 21 millions de personnes, devrait doubler d’ici trente ans. En 2050, les estimations partagées lors de la conférence annoncent qu’un urbain sur cinq habitera alors dans une des villes-régions qui auront émergé. L’enjeu, changer le paradigme de la fabrication des villes en proposant un autre imaginaire, éloigné de l’omniprésence occidentale, dont les modèles démontrent des limites sociales et environnementales désastreuses.
Le Togo pourrait ainsi rapidement se retrouver au cœur d’une nouvelle ville mastodonte constituées des quatre capitales du golfe de Guinée : Abidjan (Côte d’Ivoire), Accra (Ghana), Lomé (Togo) et Porto Novo (Bénin), sans oublier l’inexorable déploiement de Lagos (Nigeria). Pour concevoir cette ville-monde et les autres, les Africains doivent, selon lui, observer la façon dont ont évolué les structures sociale et politique occidentalisées depuis le XVIIIe siècle, sans refuser l’avis des Occidentaux. « Les Africains sont devenus frileux face à des Occidentaux qui leur font la leçon alors que les Occidentaux seraient pour une fois avisés de donner leur avis », analyse-t-il, conscient de l’importance de ne pas importer ce qu’il qualifie de misère occidentale, ce qui accélérerait l’anthropocène.
Le quadragénaire, qui vit à Lomé, brosse le portrait d’un monde dystopique vers lequel court l’humanité, qu’il symbolise par l’image d’un virus à trois niveaux de lecture. « Un virus est le développement avec vélocité depuis un centre. Le Covid a montré comment depuis un point, toute la planète fut contaminée, même les coins les plus reculés », ce virus naturel étant le premier niveau.
Le virus social et capitaliste a procédé de même car il y a selon lui une sorte de parentalité entre le capitaliste et le virus dans leur capacité à perturber les structures organiques élémentaires. Enfin, un troisième niveau plus subtil, le virus digital et technologique qui impacte en profondeur les structures sociales actuelles.
« Si ces trois virus coalisaient, ils auraient une emprise terminale car une occupation du réel serait quantifiable et perturbée », alarme-t-il en guise d’introduction à son hypothèse dystopique.
Pour comprendre l’origine des perturbations que connaît actuellement le monde, il s’agit de revenir à l’histoire occidentale et européenne, sur laquelle les structures sociales contemporaines ont été bâties.
Les hommes, dans une recherche de ‘bonne vie’ dès le XVIIIe siècle ont alors perdu de vue le lien à la nature, leur cosmovision du monde, en créant une « surréalité », qui était à l’époque légitime. La surréalité est ainsi née de plusieurs ruptures disorganiques.
Lors du siècle des Lumières, qui a vu la première tentative d’extraction de l’homme de la nature avec la pensée de Descartes, les Occidentaux mettent en place un système de pensée qui n’a depuis été partagé par aucune autre communauté. « Ailleurs, les hommes sont indistincts de la nature. L’anthropocentrisme formé par la modernité a façonné le logiciel du monde actuel quand la pensée européenne s’est imposée », analyse Sénamé Koffi Agbodjinou.
Plus tard, les théoriciens sont allés plus loin en portant haut les couleurs de l’individualisme comme achèvement de l’homme moderne, extrait de la structure sociale qui le portait jusqu’alors. Le XIXe siècle et l’avènement de l’ère industrielle puis postindustrielle ont créé l’individu consommateur, servant la logique marchande. L’inventaire des spécimens servant le marché car, isolé, l’unique consomme davantage que le groupe.
Du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, l’utopie du transhumanisme, de l’homme augmenté dont la conscience persisterait au-delà de la chair, a constitué la troisième rupture disorganique de l’humanité, en s’appuyant sur les moyens illimités offerts par les ressources digitales et s’éloignant de plus en plus des logiques primitives de la nature.
Selon l’anthropologue, à chacun de ces niveaux correspond un territoire en marge. Ainsi le capitalisme permet aux Etats de penser comme des entreprises jusqu’au point que, désormais, des entreprises se rêvent états. Le territoire est désormais celui de la rupture digitale. De même qu’initialement la première des technologies a été le groupe, la famille, la tribu, les technologies modernes ont permis à l’homme en tant qu’individu de performer et de s’affranchir du groupe.
La technologie, comme l’économie en son temps, n’est plus seulement une logique de services du lien social mais elle affiche la prétention de créer un monde social achevé. « S’il y avait une coalisation comme le proposent des grands groupes mondialisés pour autonomiser le digital et s’abstraire de la nature, un monde dystopique verrait le jour, qui achèverait de fabriquer un monde de l’artificiel total », prévient-il.
La ville et l’architecture ont alors un rôle important à jouer. L’anthropologue rejoint l’approche anarchique d’une vision de la Cité-Etat comme ville de violence sociale en obligeant toutes les populations à fonctionner ensemble pour la grande machine du profit. Les villes renseignent ces schémas. Jusqu’à peu et encore pour quelques temps, les citoyens se rendaient au travail, espace d’exploitation et de surveillance. Désormais, au temps du capitalisme de la data, il n’est plus nécessaire à l’exploitation et à la surveillance de préserver les déplacements de masse.
En termes urbains, les entreprises ayant intérêt à ce que l’individu reste seul chez lui avec sa connexion internet, « la nature est un temps perdu pour le nouveau capitaliste », souligne l’architecte de formation. Alors, l’espace public devient un espace dégagé pour de l’algorithme et vide avec des livreurs, tant que les drones ne seront pas suffisamment autonomes.
C’est ainsi que Sénamé Koffi Abgodjinou peint la ville rêvée, par ce qu’il nomme le ‘triplé virologique’ qui permet pour une société de contrôle des gains multipliés à l’infini .
Comment corriger le braquet face à ce triple virus ?
L’anthropologue propose pour conclure quelques pistes de réflexion, convoquant dans un premier temps une prise de pouvoir féminine (et non pas des femmes, comme il le précise), puisque la figure féminine est le dernier lien conservé dans les cultures vernaculaires. La terre-mère est convoquée dans son lien de gestation.
Un retour à la nature n’est ici pas synonyme de renoncement à la modernité. Le changement de paradigme doit ainsi avoir lieu au sein des lieux d’apprentissage. Le produit ne doit plus être noté et pensé comme bon lorsqu’il répond à un marché mais quand il profite à la paix sociale.
Enfin, ouvrant le champ à l’évolution des villes d’Afrique, l’intellectuel togolais rappelle aussi que le plus difficile des défis est de changer les poncifs narratifs de la fabrication des structures sociales en « arrêtant de dépendre des archives occidentales puisque les hommes de par le monde ont toujours développé des systèmes vertueux d’interdépendance. Des systèmes localisés et performant à petite échelle, très cosmogonique ». Et de rappeler les valeurs d’entraide à la construction des maisons dans les villages d’Afrique ou pour les déplacements.
« Comment développer ces systèmes à plus grande échelle ? », conclut-il.
Léa Muller