Selon Philippe Prost, en ces temps de crises multiples, les architectures de guerre constituent aujourd’hui encore, en ce début du XXIe siècle anxiogène, une source inépuisable de réflexions car elles posent en préambule la question du rapport au territoire et à sa topographie. «L’originalité et la beauté des formes ne résultent jamais d’aucun style mais de la seule recherche d’efficacité», soutient-il.
«Est-ce vraiment un hasard que le premier plan connu soit celui d’une enceinte fortifiée ?», fait mine de s’interroger l’architecte Philippe Prost, qui présentait le 6 février 2020 à la librairie Volume son essai intitulé : Par art et par nature / Architectures de guerre.*
Architectures au pluriel quand la guerre ne serait qu’une ? En tout cas ce premier plan de mémoire d’homme, d’une étonnante précision, est celui tenu par la statue acéphale de Gudea, prince de Lagash, dite L’Architecte au plan. La statue, créée en Mésopotamie vers 2120 av J.-C. et visible au Musée du Louvre, est dédiée au dieu Ningirsu. «Nous savons que cette enceinte protégeait un temple ; il reste le plan de l’enceinte, il ne reste rien du temple», note Philippe Prost qui semble ainsi souligner à quel point l’architecture de guerre accompagne la société telle que nous la connaissons tous, touchant profondément chacun d’entre nous sans souci de race, de religion ou de style.
Philippe Prost, comme c’est le cas encore ce soir-là, commence toujours sa présentation en expliquant comment lui est venu, un peu par hasard, le métier d’architecte** et l’intuition qu’il eut de l’intelligence des premiers ingénieurs militaires. «Ils aménageaient des pans entiers du territoire, construisaient des villes, ils avaient une vision plus large que le bastion ou la forteresse. Polytechnique, c’est le début de la fin du dessin au profit du calcul», dit-il aujourd’hui.
Mais pourquoi architectures de guerres et non architectures militaires, surtout avec notre Vauban national célébré à l’envi et auquel l’historien voue une vaste érudition autant académique que technique ?
Architectures de guerre parce que, explique Philippe Prost, l’architecture de guerre est l’architecture de crise. Or «nous connaissons des crises multiples, pas besoin de les citer toutes, dont une crise de la conception : comment faire de l’architecture en regards des contraintes d’aujourd’hui ? Ces architectures apportent des éléments de réponse».
Les multiples dualités, parfois paradoxales, de ces architectures, permettent selon lui de dépasser la seule question militaire et d’élargir le regard. L’attaque et la défense par exemple, fondatrice de la guerre et du métier… d’ingénieur, dont le mot engigneor, apparu au XIIe siècle, désignait celui qui assurait la construction et la manœuvre des engins, notamment ceux destinés à la guerre. La guerre, source par ailleurs apparemment éternelle d’innovation !
«L’attaque et la défense se déclinent également en mode offensif ou défensif, deux modes d’action, l’un caractérisé par le mouvement, l’autre par la volonté de briser ce mouvement, de lui faire obstacle», écrit Philippe Prost. Dualité encore pour les matériaux, lourds ou légers, pérennes ou biodégradables, pour le visible et l’invisible… «La dualité structure la pensée depuis l’antiquité jusqu’à nos jours : on fait obstacle ou l’on crée des refuges», dit-il.
Ainsi de la permanence et de l’artificiel. L’architecte montre l’image d’un fortin dessiné par Vitruve et la photo d’un fort actuel en Afghanistan. «Si on enlève les antennes contemporaines, c’est toujours le même fortin», note-il. CQFD ! «Surtout, cette notion de permanence peut se décliner partout car il s’agit d’une architecture qui ne se pose pas la question du style. Elle s’appuie sur une économie de moyens (matériaux locaux, circuits courts, etc.) tout en étant cependant nourrie par l’idée de permanence», dit-il.
Le fort afghan n’est pas sans évoquer celui du désert des Tartares de Dino Buzatti et il en est sans doute ainsi de la futilité de nombre de ces architectures, de la muraille obsolète face à l’artillerie à la ligne Maginot impuissante face à la sottise et la folie criminelle. Les architectures de guerre structurent cependant le territoire – des villes entières de garnison sont créées ex-nihilo – quand elles ne dessinent pas les frontières, leur donnant une réalité tangible. «On n’a jamais construit autant de murs dans le monde qu’aujourd’hui», remarque Philippe Prost avec tristesse.
Il ne le dit pas en particulier mais chacun peut noter tous les jours dans son environnement urbain et contemporain des traces de cette immanence, ne serait-ce qu’à chaque fois que l’on emprunte un boulevard. Philippe Prost rappelle que les ingénieurs militaires avaient le sens du délai et le sens du budget. A l’heure où l’on accuse les architectes de n’avoir ni l’un ni l’autre, il s’agit bien au travers de ces architectures d’aborder des questions contemporaines.
La preuve en est selon lui du biomorphisme consubstantiel à ces architectures de guerre. Les fils de fer barbelés ne sont rien d’autre que des ronces stylisées et l’efficacité des chevaux de frise n’est plus à démontrer depuis les ingénieux (ingénieux !) remparts du fort préhistorique de Dun Aengus sur l’île d’Inishmore, en Irlande, à la fin de l’âge de bronze.
«La nature avec sa topographie et son hydrographie mettait à disposition des êtres humains des moyens naturels pour se protéger», indique l’architecte. Les architectures de guerre se retrouvent jusque dans notre vocabulaire, les abattis par exemple, à l’origine un mot militaire signifiant un retranchement fait d’arbres abattus.
Un biomorphisme plus d’actualité que jamais car source d’inspiration inépuisable. «Quand la guerre a changé de nature avec l’arrivée de l’aviation, l’homme a inventé le camouflage, lui aussi de paléo-inspiration», s’amuse l’auteur, insistant encore sur le fait que ces architectures ne s’inscrivent dans aucun registre de style. «Le biomimétisme et la paléo-inspiration s’offrent comme une nouvelle voie pour penser l’architecture face aux enjeux environnementaux contemporains», dit-il. Il suffit, à l’écouter, d’un peu de modestie.
Philippe Prost est architecte, urbaniste, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville. Il n’a pour autant pas perdu la soif et le goût des archives et poursuit depuis plus de vingt-cinq ans ses recherches sur l’architecture militaire, «oeuvre-source» pour son architecture. Il pensait écrire un essai pour formaliser ses pensées, il s’aperçoit n’avoir mis au jour que le «squelette» d’une œuvre plus vaste qui reste à écrire.
La dimension symbolique et politique de ces architectures de guerre est sous-jacente tout au long de ce court essai (64 pages, y compris les illustrations). Elle est encore d’actualité quand il s’agit de les rendre au civil, une autre dualité qui peut s’avérer compliquée ou bénéfique.
Pour le titre de son livre, Philippe Prost explique que l’architecture par art est celle issue des ingénieurs, celle par nature étant intemporelle et universelle. Il cite Vauban : «il y a ce que la nature met à disposition, la part de l’art est ce que n’apporte pas la nature».
Ses observations sur la nature des lieux et des hommes toujours pertinentes, Philippe Prost est un homme de l’art !
Christophe Leray
*Part art et par nature / Architectures de guerre. Edition Les Edifiantes 17€
** Lire notre article Philippe Prost, l’architecte qui ne savait pas qu’il était architecte