Sous la houlette de la conservatrice du patrimoine Sophie Laroche, le Musée des Beaux-Arts de Nancy (Meurthe-et-Moselle) présente (jusqu’au 18 mars 2023) une exposition sur une dimension trop souvent ignorée de l’architecture, surtout de nos jours : l’imagination !
L’imagination au pouvoir !
Empêtrée dans les normes, ignorée par la promotion immobilière, chahutée par le monde du BTP et trop souvent abandonnée par les élu.e.s, l’architecture ne se résume pas à une gestion d’activités de la construction. A quelques exceptions près, l’architecture semble avoir déserté le monde du bâti ; il faudrait peut-être demander aux locataires de l’Institut de France de rectifier sa définition (« Art de construire, de disposer et d’orner les édifices »). Franchement le premier mot qui définit le nom féminin « Architecture », à savoir « art », s’avère totalement obsolète. La formule « (…) construire les édifices » suffit largement pour caractériser les trop nombreux abris sans plus-value artistique qui pullulent sur Terre.
Pourtant !
Toute personne qui s’intéresse un tant soit peu à l’architecture, à son histoire, s’aperçoit vite qu’à chaque style dominant, une multitude de variations ou contre-styles trouvaient refuge dans les arts dits libéraux (peinture, sculpture, etc.). Souvent ces variétés de formes anticipaient l’arrivée du nouveau style à la mode ou, mieux encore, obligeaient les bâtisseurs à la solde du pouvoir de se remettre en cause. Il faut dire que, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, les puissants de ce monde avaient plaisir à cultiver leur goût pour l’architecture.
L’architecture comme médium artistique
A la scénographie aboutie, Architectures Impossibles s’évertue à nous perdre dans un dédale de circulations. Du rez-de-chaussée à l’étage, plusieurs bifurcations, de multiples différences de hauteurs de cimaises et plafonds, des emmarchements, etc. Tout cet ensemble concourt à faire ressentir physiquement et visuellement les cinq parties de l’accrochage : « Caprices – Architectures extravagantes », « Démesure – La tentation de Babel », « Egarement – Architectures de l’errance », « Menace – Visions d’architectures » et « Perte – Architectures de l’effacement ».
Sophie Laroche souffle aux visiteurs que tout est parti de la fameuse place Stanislas, le joyau architectural de la ville de Nancy. En effet, les bâtiments et l’arc de triomphe Héré (du nom de l’architecture qui l’a dessinée pour le duc de Lorraine), comportent différents éléments architectoniques, surtout en corniche, dit « capricci » ou caprices architecturaux. Ce mouvement vient de la peinture et consiste à peindre des architectures plus folles les unes que les autres.
Dans l’exposition, Piranèse (XVIIIe siècle) y tient bonne place, mais les « paysages architecture » d’un Jacques de laJoüe ne sont pas en reste. Chez ce dessinateur-architecte français du siècle des Lumières, les formes s’arrondissent de manière extravagante et tendent vers une ornementation dite « Rocaille » ou « Rococo ». L’une des originalités du tableau de laJoüe, exposé au Musée des Beaux-arts de Nancy, tient à son format octogonal dont aucun segment n’a la même longueur.
Un artiste contemporain bien connu pour ses œuvres provocatrices (« Cloaca » – une machine à fabriquer des excréments, les deux cochons « Eddy » et « Christophe » tatoués de leur vivant, ou encore, sa série de vitraux « 9 muses » aux scènes légèrement explicites, etc.), joue à l’apprenti sorcier. « Suppo » est une maquette en acier d’une tour néogothique torsadée. Comme sortie du sol et prête à prendre son départ vers les cieux, ce pinacle évoque la tour du Mage Saroumane – un des méchants – dans le film éponyme du roman de Tolkien Le Seigneur des anneaux.
Cette démesure, nous la retrouvons dans la section suivante où plusieurs projets de tours et d’ensembles urbains démontrent à quel point l’architecte aime se sentir l’égal d’un dieu. La dimension démiurgique de tout acte de bâtir, surtout des mondes nouveaux, est présente depuis la nuit des temps.
Trois alcôves se succèdent les unes à côté des autres. Dans la première, un extrait du cultissime Metropolis (1927) du cinéaste Fritz Lang. Tout le monde a en tête cette monumentale « Nouvelle Tour de Babel » couronnée de quatre branches triangulaires. Si vous avez eu l’occasion de survoler ou marcher dans les rues de Shanghai, dans le Bund, du côté de Grand Central Hotel, vous aurez remarqué le voisinage avec le quartier général de l’horrible Joh Federsen, le maître de Metropolis.
Dans la niche suivante, le magnifique et émouvant film d’animation de Paul Grimault – Le Roi et l’Oiseau (1980) – montre un château aux styles multiples qui s’élève, s’élève…, un véritable condensé de l’histoire de l’architecture occidentale.
Dans le troisième renforcement, sur un moniteur TV, des images en noir et blanc présentent Le Corbusier en train de vendre le projet pour son client fabriquant d’automobiles et d’avions Gabriel Voisin. Comme toujours la force de persuasion du Corbu est implacable ; règle à la main, celle-ci en renforce l’autoritarisme. Heureusement que le Plan Voisin (1922-25) resta à l’état de propagande. Hélas, à Paris, le quartier Beaugrenelle en est une ébauche bien construite ; ce Front de Seine n’étincelle que la nuit ; le jour, toutes ces tours qui le constituent manquent cruellement de distinctions architecturales ; seule, une enfilade de murs-rideaux vire à l’ennui et à la répétition du même.
Il est facile de s’égarer dans cette exposition où le corps est sans arrêt sollicité pour se diriger, happé par l’enchaînement des œuvres à regarder. Les sublimes planches de prisons de Piranèse, aux escaliers partant dans tous les sens et aux traits saisissants, côtoient les gravures surréalistes du bien connu Escher (1898-1972). Son travail sur et par-delà la perspective mathématique joue avec les lois de la gravité. Pensons au ruban de Mœbius et à sa cascade.
Encore plus proche de nous, l’académicien Erik Desmazières excelle avec ses gravures inspirées de l’ouvrage La Bibliothèque de Babel (1941) de Jorge Luis Borges. Une des eaux-fortes en noir et aquatinte engloutit notre regard dans un puits sans fond au sens propre du terme. Le vertige est à son comble.
Encore une fois, le fantastique visionnaire fait travailler notre imaginaire. Ce style artistique montre à quel point, depuis Brunelleschi, l’importance de la représentation architecturale a non seulement permis l’indépendance de l’artiste vis-à-vis du constructeur mais offre encore à l’architecte les moyens conceptuels de repousser les limites de toute norme.
Le rêve guide souvent l’acte de création. Pour le meilleur ou le pire !
La période romantique européenne (de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle) a vu émerger toute une série d’encres, lavis, aquarelles et huiles sur toile, toutes plus ténébreuses les unes que les autres ; elles suivent les délires oniriques nocturnes d’artistes célèbres comme Victor Hugo, Gustave Doré ou Caspar David Friedrich. Dans leurs représentations de châteaux ou de maisons, la déformation des contours, des fenêtres et des portes accentue le sentiment de crainte. Quant à ce qui se trame derrière les murs de ces demeures difformes ; interrogation et méfiance dominent, la peur n’est jamais loin, la ruine non plus.
La ruine comme unique perspective ?
Nous l’avons vu, les architectes et/ou les artistes qui pratiquent l’architecture impossible aiment repousser les limites de la mère des arts, toujours plus loin, jusqu’à sa perte… Dans la dernière partie de l’exposition, la ruine est à l’honneur, le vestige sublimé. Si la ruine renvoie à la perte d’un passé révolu, à la destruction par le temps de bâtiments construits pour durer et au triomphe de la nature sur l’humain ; le vestige convoque la trace, la subsistance de preuves, l’espoir d’un recommencement.
Poésie de la ruine et du vestige, l’un des plus grands spécialistes de la question – Alain Schnapp – en rend compte de belle façon et avec beaucoup d’intelligence dans sa somme parue aux éditions du Seuil, dans la collection « La librairie du XXIe siècle », à savoir Une histoire universelle des ruines – des origines aux lumières (2020). Il insiste sur la ruine comme objet et médium poétique. Il commence sa longue analyse par une citation de Chateaubriand qui vaut programme : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence ». Tout est dit !
Le plus connu des peintres de ruines n’est autre que le dessinateur, peintre et architecte Hubert Robert (1733-1808). Chargé, en 1784, de réfléchir à l’aménagement de la toute récente Grande Galerie du Louvre, il en peint plusieurs versions dont deux devenues célèbres en 1796. Le titre de chacune résume parfaitement leur contenu : « Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre » et « Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines ». Les deux peintures sont des projections à court et long terme, des images virtuelles d’un projet en devenir.
Robert envisage l’architecture, de sa naissance à sa mort, de son inauguration à sa ruine. Quelle vision ! Qui aujourd’hui produit de telles images ? Penser la mort du bâtiment que l’on souhaite voir sortir de terre par tous les moyens, relève d’un état d’esprit rare chez un architecte.
Pourtant, de plus en plus de films et de séries de genre postapocalyptique montrent de nombreux édifices et villes en ruines. Les raisons sont multiples quant à ce passage. Virus, bombe atomique, etc. engendrent la chute des pouvoirs en place, la fin de toute idée de régulation des villes, l’abandon de tout entretien, la destruction de milliers de bâtiments et le retour de la végétation et du règne animal.
Toutes ces productions cinématographiques « survivalistes » obligent leurs spectateurs à imaginer et anticiper notre devenir en ruines comme a pu le faire Hubert Robert. La tonalité n’est pas à l’optimisme. Néanmoins la poésie intrinsèque à cette tension entre fascination et répulsion autour d’un avenir où les vestiges de l’humanité s’entrelaceront avec la vie débordante de la nature, ne peut que stimuler l’imaginaire architectural. Avant d’être potentiellement jouée, toute partition vaut pour elle-même. Son autonomie défie le temps autant que tout édifice.
Mesdames et Messieurs les architectes, serait-il donc fondamental de penser à l’avenir ‘ruinesque’ de vos futures architectures ? Comme le dit Paul Valery : « C’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question ».
Christophe Le Gac
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