L’architecte Gilles Perraudin aime à dire qu’il fait les choses « bêtement ». Par exemple, lors de la visite de presse à l’automne 2021 d’un immeuble mixte en pierre massive de 2 200m² que l’Atelier Architecture Perraudin (AAP) a livré à Caluire St-Clair (Rhône), l’architecte explique avoir « bêtement » utilisé la technique la plus ancienne qui soit. C’est bête en effet, onze arcs en pierre portent tout l’immeuble.
Chroniques avait déjà auparavant visité du même auteur la maison individuelle construite à Montélimar* et la maison du département à Voiron (Isère), lesquelles ne nous avait laissé que de bons souvenirs. Là, il s’agissait cependant d’un programme plus complexe : atelier, bureaux, logements en simplex et duplex. Fait rare de nos jours, du moins pour le chroniqueur d’architecture, l’édifice en pierre massive, ce qui en soi n’est déjà pas habituel, repose sur des arches structurelles.***
Rien de mystérieux dans l’atelier de menuiserie en rez-de-chaussée qui donne à voir le parti pris constructif, rien de mystérieux non plus dans les appartements des derniers niveaux, sinon qu’ils offrent l’étonnante impression de visiter un appartement à Caen, en tout cas un lieu connu, un sentiment rare, il suffit de passer la main sur les murs épais.
Un mot à propos du niveau intermédiaire, celui des bureaux. Avec son bâtiment en pierre, AAP a réinventé le coworking du Xe siècle : un bel espace, de la lumière, cette acoustique particulière quasi monacale propre à la concentration. La preuve, c’est une agence d’architecture lyonnaise qui a loué l’intégralité de ce niveau. Elle y sera inspirée.
Deux remarques cependant. Dans un projet mixte, la différenciation des flux est un élément clé, ici cela vaut pour des circulations qui sortent de l’ordinaire, qui sortent d’ailleurs tout court, en coursives. Autre remarque, les architectes hôtes de la visite (Gilles et Jean-Manuel Perraudin, père et fils, et Nobouko Nansenet, architecte co-fondatrice de WYSWYG, qui a travaillé sur le projet au sein de l’agence) expliquent qu’ils auraient pu monter un niveau plus haut mais que les prospects voisins ont contraint le projet. Dit autrement, pierre massive ou pas pierre massive, il a fallu dessiner le projet en fonction de ces voisins aussi exigeants que pointilleux, ce qui semble-t-il fait ici et là l’ordinaire des projets neufs désormais.
Finalement, sachant que le budget a été grevé d’un tiers à cause de la dépollution, ce qui a coûté au projet ses planchers en bois, de constater pourtant : un beau bâtiment, un beau matériau, le tout pour 2.8 M€ H.T, et un projet qui n’aurait peut-être rien de si remarquable s’il n’était construit en pierre de taille. L’occasion d’apprendre à quel point il est devenu si compliqué de construire « bêtement ».
En effet, résume Gilles Perraudin, « les bureaux de contrôle sont frileux et les bureaux d’études sont des bétonneux » ! Il avoue avoir dû batailler pour faire ses arcs : « le bureau d’études de l’entreprise nous a démontré avec des calculs que ça n’allait pas tenir… Aujourd’hui on fait des calculs plutôt que de regarder la réalité ». Non mais allo quoi, et le Pont du Gard !
L’atelier a refait tous les calculs de l’entreprise, encore mieux qu’avant même, avec une pierre plus dure. Mais bon, construire en pierre en 2021, c’est apparemment « un combat de titans », comme dit le maître d’œuvre. Et pour cause : « les ingénieurs sont formés pour faire du béton, de l’acier ou du bois de temps en temps, ils ne connaissent pas la pierre ! ».
« Pourtant la pierre, c’est le matériau qui compose l’univers », souligne celui qui a calculé que la seule masse du Mont-Blanc permettrait de construire une maison en pierre pour tous les habitants de la planète. « Construire en pierre est rapide, il suffit de la poser », dit-il bêtement.
Reprenons. Entre 1944 et 1963 (date officielle), la ville de Caen (Calvados) fut entièrement reconstruite en pierre de Caen – Le Havre le fut en béton, on en reparle dans cinquante ans – et, en 2021, il est devenu en France quasi impossible de construire en pierre !!!!!!!!!!! Au point d’impressionner le chroniqueur parce qu’il en voit UN, de bâtiment neuf en pierre massive !
Pauvre de nous dont le système contemporain, le plus élaboré sans doute, est guidé par les assurances, lesquelles sont gérées par des gens qui, à défaut d’imagination, ont de grandes capacités d’anticipation. Le béton a détrôné la pierre parce que la réglementation s’est adaptée au béton, à ses majors conquérantes et à leurs labels. Sans subvention et projet industriel, la pierre a disparu de la construction.
En tout cas, l’atelier Perraudin ne se le tient pas pour dit. D’ailleurs, la visite de presse se poursuit en Suisse, à Plan-les-Ouates, près de Genève,**** où AAP vient encore de livrer 65 logements sociaux et en accession dans deux immeubles (7747 m² ; loggias : 693 m²) bâtis en pierre de taille.
Pour décrire le lieu, il faut imaginer une ZAC énorme, à la chinoise. Le Plan local de quartier (le PLQ) imposait une structure urbaine orthogonale sous forme de blocs de logements de 20x20m assemblés par ensemble de deux ou trois entités. Une agence – l’agence genevoise Bassi Carella Marello – a emporté le gros lot et construit douze fois le même bâtiment en béton préfa. Heureusement, deux bâtiments en pierre massive, l’un de logements sociaux, l’autre de logements en accession sans qu’aucun détail ne les différencie l’un de l’autre, apportent à l’ensemble une touche chaleureuse de permanence, ne serait-ce que par le reflet du soleil sur la pierre.
« Le bâti en pierre a été construit au même prix que les autres bâtiments », indique l’architecte. A tout prendre… Avec de la pierre locale autant que faire se peut qui plus est… En tout cas, les habitants interrogés semblent agréablement surpris de leurs logements en pierre. Ils les font visiter aux journalistes avec bonheur, et sans récriminer après l’architecte.
Foin de théorie, Gilles Perraudin se veut prosaïque. « Je crois à la réalité, à l’acceptation du réel », dit-il. Ce n’est pas un détail. Les corniches par exemple ? « Elles sont là pour protéger les façades du ruissellement. Il n’y a pas de porte-à-faux, un poteau en coin des terrasses affirme la présence de la matière, c’est simple à mettre en œuvre, il est là le gisement d’économie », dit-il. Combien la TVA sur l’intelligence ?
Dans ces deux bâtiments, comme dans celui de Lyon, la présence de la matière s’impose partout, en contraste sensuel avec « la culture du logement neuf du promoteur qui est de mettre du placo partout pour proposer des murs absolument blancs » !
Surtout, selon lui, la pierre est la reconquête du métier d’architecte. C’est tout bête : « tu vas à la carrière choisir ta pierre, puis elles sont taillées, affectées, numérotées et suivies jusqu’à la pose. Pour concevoir le bâtiment, tu dois connaître la pierre. Ces bâtiments ont été dessinés cinq ou six fois, avec la pierre de carrières suisses, puis avec la pierre d’autres carrières pour en démontrer la faisabilité, et quand la carrière a été enfin choisie, il a fallu faire le dessin final. La pierre change la répartition des tâches et la division du travail. Le plan d’exécution de la pierre, c’est nous qui le faisons, on pourrait presque se passer de bureau d’études puisque nous faisons tous les dessins d’éxé », dit-il.
Et dire que les architectes qui ont reconstruit Caen n’y pensaient pas plus…
Il est vrai que l’atelier n’est pas aidé. La France regorge de carrières mais rares sont celles pouvant répondre aujourd’hui à ce type de construction car elles ont adapté leur outil industriel à la demande de pierre de parement. De fait, ses pierres, Gilles Perraudin doit les chercher un peu partout. A Plan-les-Ouates, trois pierres différentes ont été utilisées, de diverses carrières finalement pas très éloignées. A l’intérieur une pierre gélive, à l’extérieur une pierre ingélive. Tout est tramé en fonction de la taille maximale du matériau pour l’utiliser au mieux. Elémentaire.
Tout comme l’écologie selon Perraudin, qui explique que la maison en pierre n’est pas recyclable mais réutilisable. La différence ? « Le recyclage est une catastrophe écologique car il faut autant d’énergie pour recycler la maison qu’il en a fallu pour la créer. Mais un bâtiment en pierre se démonte, il devient une nouvelle carrière et on peut toujours le réutiliser, c’est cela l’écologie pure », dit-il. Sans risque d’être démenti.
Il ne faut pas croire cependant à la fable du bâtisseur seul contre tous, sorte de Noé du savoir-faire ancestral, chevalier blanc de la pierre de taille. La preuve à l’Isle d’abeau, où, dès 1984, Gilles Perrudin construisait déjà… en pisé. « Encore raison trop tôt », se marre Jean-Manuel Perraudin, le fils. Des projets non aboutis en pisé en France, sans doute, mais l’agence construit en pisé au Liban, au Sénégal. Des projets non aboutis en pierre en France… le sujet peut être douloureux.
D’ailleurs les bébés Perraudin, à l’instar de Jean-Manuel ou Nabouko déjà cités, s’ils ne sont pas nombreux, n’en font pas une religion non plus. Ils possèdent cependant un savoir-faire qui, en effet, procède de l’écologie pure. S’il faut sacrifier le Mont-Blanc pour offrir un bon logement à tous, pourquoi pas ? Plus sérieusement, cette capacité à construire en pierre est, pour la nouvelle génération, rien d’autre qu’une nouvelle corde à leur arc. Mais c’est une corde qui mérite mieux que la curiosité condescendante d’ingénieurs et maîtres d’ouvrage face à deux arcs qui soutiennent un bâtiment.
Christophe Leray
*Lire l’article Sur cette pierre, Gilles Perraudin bâtit une maison
** lire l’article Gilles Perraudin à Voiron : chassez le naturel, il revient au galop
*** Lire le communiqué de presse du projet : Immeuble mixte en pierre massive à Caluire signé Perraudin père et fils
**** Lire le communiqué de presse du projet : A Plan-les-Ouates, deux immeuble en pierre signés Atelier Perraudin